Warhol
2004-02-19 23:46:13 UTC
RECIT de M. CARAYON, sergent au 7ème Régiment des Tirailleurs Marocains.
La Belgique - 10 mai 1940 .
Dans la matinée du vendredi 10 mai 1940, l'alerte est donnée : les
frontières belges, hollandaises et luxembourgeoises ont été violées.
Le Régiment du 7ème Tirailleurs Marocains entre de ce fait en Belgique vers
22 heures.
Première étape : Nuit du vendredi 10 au samedi 11 mai, destination La
Bouverie. 30 km sac au dos, l'arme posée horizontalement sur le sac, comme
on aime à le faire dans le régiment de tirailleurs. Tout le long de la
route, c'est un fait avéré, l'accueil de la population est chaleureux. Mieux
que par des camions nous sommes portés par les cris de « Vive le Maroc ! »
Deuxième étape : Nuit du samedi 11 au dimanche 12 mai. Destination Thieu, 30
km ; même allure, même accueil, traversée du faubourg de Mons dans la nuit.
A Thieu, vers midi, l'ordre est donné par les supérieurs de partir par
camion vers 15 heures ; ordre qui sera annulé dans la soirée.
Troisième étape : Journée du dimanche 12 mai. Destination Luttre, 35 km ;
départ très tôt le matin, arrivée à 11 heures à côté de l'église où l'on
célébrait la communion solennelle, tout le régiment reste cantonné à cet
endroit.
La messe sera perturbée par le fracas des bombardements de plus en plus
rapprochés et le prêtre fera de gros efforts pour garder son sang froid !
Les parents des petits communiants belges, touchés par notre présence auprès
de leurs enfants invitent au repas qui va suivre les quelques soldats
français rencontrés dans l'église. Il n'est pas 13 heures, lorsque, contre
toute attente le clairon sonne le rappel au cantonnement où nous apprenons
qu'il faut repartir immédiatement.
Quatrième étape : Nuit du lundi 13 au mardi 14 mai. 35 km direction le Canal
Albert que les Belges et les Hollandais au Nord sont sensés tenir.
Rémy et Georges n'avaient pas dormi depuis longtemps, ils avaient appris
lors des manouvres au Maroc à dormir en marchant. Cette marche au butoir est
une descente aux enfers : tous les 10 ou 15 pas, c'est un nouveau plongeon
dans le trou noir du sommeil profond. - J'ai même vu et entendu - des gars
ronfler en marchant. Les Marocains, eux ne sentent plus ni la fatigue ni le
poids du barda ; ils avancent le plus souvent en ressassant des chants de
marche du pays.
Les rappelés sont à rude épreuve car la plupart d'entre eux n'ont pas l'
endurance requise.
La section muletière a pour mission de récupérer les traînards bien
involontaires. Après les pieds gelés de l'hiver, ils ont maintenant les
pieds meurtris au-delà du supportable. Ceux du Maroc n'ont pas oublié la
cadence folle de marches forcées en plein soleil.
Le régiment a parcouru en trois jours et une nuit 130 km dont 70 dans les
dernières 24 heures. Fiers de marcher à l'avant garde, flattés par les
marques de sympathie de la population, les Marocains, sont sûrs de vaincre
grâce aux chars qui avancent à leurs côtés.
La 15ème Division Mécanisée de Juin circule sur les grands axes routiers
tandis que l'infanterie progresse sur les petits chemins de campagne.
A Pont-à-Celles, les soldats apprennent que les Allemands ont forcé le Canal
Albert et ont dépassé Tirlemont qui a été très fortement bombardée.
Les réfugiés encombrent de plus en plus les routes, mêlés aux premiers
soldats belges en déroute. Double surprise : d'abord la découverte de l'
Armée belge à vélo, puis le fait qu'elle va en sens inverse de notre route,
tournant le dos aux Allemands, un signe de débâcle pas encore imaginable
pour nous. Le Fort d'Eben-Emael tenu par les Hollandais, position clé du
Canal Albert, au Nord, s'est rendu le 11 mai à 11 heures 30. Les Allemands
se sont emparés de deux ponts sur le Canal, ce qui leur permet de contourner
les positions belges entre Anvers et Liège. Dans la nuit du 11 au 12 mai,
les Belges ont reçu l'ordre de se replier sur les défenses de la Dyle,
abandonnant la ligne du Canal Albert. Les Pays-Bas auront résisté 5 jours
avant de capituler ; le Canal Albert a été enfoncé au bout de deux jours
alors que le commandement français escomptait au moins cinq jours de
résistance.
Le régiment cette fois reçoit l'ordre de gagner à toute allure la trouée de
Gembloux et d'y organiser une ligne d'arrêt sur la voie ferrée Bruxelles -
Namur avant l'arrivée des colonnes motorisées ennemies.
Les routes sont de plus en plus encombrées par les colonnes de réfugiés qui
ne cessent de grossir dans un désordre indescriptible mitraillage des Stukas
en piqué et leurs chapelets de bombes ; les soldats belges sont de plus en
plus nombreux dans ce flot descendant .
L'allure de marche forcée durant la nuit a été terrible !
Mardi 14 mai :
A 5 heures du matin le 7ème RTM est parvenu au Nord de Gembloux tandis que
les Allemands sont déjà en face !
A 5 heures 30, les chefs de bataillons poussent une reconnaissance jusque la
voie ferrée. Le régiment a pour mission de tenir sans esprit de recul, la
position d'Ernage, en liaison au Nord avec le 110ème Régiment d'Infanterie
et au Sud avec le 2ème Régiment de Tirailleurs Marocains.
La position de résistance autour du village d'Ernage se rattache par deux
ailes à la vie ferrée Bruxelles-Namur. Ces lignes d'arrêt s'accrochent aux
lisières Est des villages de Cortil et Noirmont. Le Général Mellier, chef de
la division marocaine arrive aux Communes à 9 heures. Le 3ème bataillon du
Commandant Lathan est placé en réserve du corps d'armée au village des
Communes (Gentinnes). La situation est devenue subitement critique : les
résistances belges du Canal Albert, de la Dyle et de Namur se sont
effondrées. Les Allemands bénéficient d'un total effet de surprise et ils en
profiteront.
A Cortil-Noirmont, le P.C. du Colonel Vendeur, comandant le 7ème RTM, a été
fiévreusement installé dans les caves de l'école du village.
Quant à la portée de l'événement, plus tard, des années plus tard, j'aurai
le sentiment d'avoir assisté cette nuit là, du 13 au 14 mai 1940 en
Belgique, au Sud-Brabant, sur la ligne de Gembloux, au grand chambardement
qui va déstabiliser notre pays pour longtemps. J'ai découvert ici pour la
première fois, comme je le ferai plus tard ailleurs, qu'il existe des lieux
mal inspirés, où l'histoire se change en destin.
Depuis le matin, les lignes téléphoniques reliant le P.C. du Colonel et les
bataillons ont pour la plupart été montées. A noter l'anachronisme de ce
moyen de transmission, laborieusement mis en place, et que la première bombe
d'avion pourra hacher en menus morceaux.
L'adjudant Barbeaux, chef des observateurs, réclame une liaison téléphonique
immédiate avec le P.C., ce qui est aussitôt réalisé avec l'aide de trois
hommes ; on me dit que le fonctionnement de cette ligne est d'une extrême
importance.
Mardi 14 mai, 11 heures 30.
A l'instant même où nous glissons dans le trou de l'observatoire, une nuée
de stukas envahit le ciel tel un nuage de sauterelles vertes et grises
venant de l'Est 'assoiffées de nourriture terrestre, de carnage et de sang',
un nuage précédé d'un bruit métallique assourdissant annonciateur de menaces
dont on n'imagine pas encore l'ampleur (les chars allemands).
L'adjudant demande de lui passer le colonel Vendeur et je l'entend dire
'dix, vingt, trente, il y en a au moins cinquante et ils se dirigent vers
Ernage, grouille-toi, il me faut le colonel.
Stupeur ! la magnéto de mon téléphone de campagne tourne dans le vide . un,
deux essais, j'ai compris, ma ligne ne fonctionne pas, elle est déjà coupée
avant même d'avoir servi, qui peut dire si elle était bien montée ? Y a t'il
une coupure ? Comment savoir sous le déluge de bombes qui nous force à
baisser la tête. J'ai dû blêmir de dépit, de rage et d'impuissance. Bon Dieu
! ils sont entre cinquante et soixante, ces chars, dans le défilé d'Ernage.
Le 1er bataillon ne peut pas les voir ; il faut l'artillerie avant qu'ils ne
débouchent sur lui, hurle l 'adjudant Barbeaux tout en écrivant les
renseignements précis et les éléments de tir destinés à l'artillerie. Je
pars le premier, cela va de soi ; sortir du trou est déjà une gageure, un
pari contre l'impossible. Le combat qui s'engage entre les stukas et moi, c'
est enfin mon combat personnel contre Hitler. L'important est de ne pas
réfléchir sur les difficultés de la mission, de se demander si réussir ne
relève pas de l'exploit impossible.
14 mai, 11 heures 35. Les vagues d'avions bombardiers se succèdent et font
tomber une pluie de bombes incendiaires sur la campagne entre Cortil et
Ernage. Seul problème pour moi : garder la main crispée sur un petit bout de
papier à faire parvenir intact, à quelque quinze cents mètres de là à un
colonel qui attend des autres autant qu'il ne donne de lui-même pour diriger
la bataille.
Dès le troisième bond, j'ai l'impression d'être la cible unique de toute l'
aviation allemande, sans que cela ne
En rouge, le trajet parcouru par le Sgt Carayon.
m'impressionne. Le combat s'engage par des bonds successifs. Il faut prendre
la mesure de l'adversaire, sans se laisser dominer. Lui tire sur tout ce qui
bouge, c'est à dire sur peu de chose, car les tirailleurs ont eu le temps de
s'enterrer et de bien se camoufler. Si l'avion amorce son piqué, il faut se
jeter au sol, nez en l'air et non vers la terre, les yeux fixés sur l'
évolution de l'appareil. Du cheptel de bombes, la première est évitée par de
simples roulés boutés vers un repli du terrain, les autres iront se perdre
plus loin. Après le piqué, la ressource forcée de l'avion en reprise d'
altitude augmente son aveuglement : c'est son point faible dont il faut
profiter pour bondir. A chaque bond, chaque piqué, chaque rafale de
mitrailleuse, l'encourageant, c'est d'être toujours là, bien vivant, le
message à l'abri dans le poing fermé. Le pilote s'acharne. Son dernier piqué
est si bas qu'on distingue son visage ; le duel s'humanise, c'est enfin un
combat d'homme à homme. Lui doit penser que pour courir ainsi, à découvert,
sous ce déluge de feu, l'homme en-dessous est soit un hurluberlu, soit un
chargé de mission importante.
Brusquement le combat se complique, ce n'est plus un duel ; deux stukas ont
la fâcheuse idée de combiner leurs assauts. Le jeu devient inégal. Tout a
été vu et revu à l'exercice, sauf se battre contre plusieurs avions à la
fois et sous des tirs réels.
Un instant de flottement m'a conduit à chercher refuge sous une rangée d'
arbres en bordure d'un fossé. L'abri n'est pas idéal, il faut s'en éloigner.
Par un roulé-boulé dans les labourés où se perd la couleur kaki de l'
uniforme, la ligne de crête est atteinte ; ensuite c'est la descente vers le
village. Nouveau choc. Le village est en flamme, c'est un spectacle de
désolation, ruines, maisons écrasées
sous les bombes incendiaires. Au détour du chemin longeant le cimetière, c'
est la chute brutale ; un chapelet de bombes vient d'abattre des pans
entiers de son mur de clôture, et surpris par l'obstacle infranchissable je
vais m'étaler sur la pierre plate d'un petit tombeau, miraculeusement
intacte au milieu des décombres. Soudain, levant les yeux, mon regard
rencontre un petit Christ, là sur sa croix, le visage incliné plein de
tristesse devant la folie des hommes. Un genou encore à terre, je ne puis me
relever sans lui avoir adressé une courte prière, implorant Dieu de nous
aider, de sauver la France.
Soudain j'étais plus assuré, plus fort, je n'étais plus seul et plus jamais
je ne le serai.
Toi, tu as la BARAKA ! J'allais croire à un miracle, en entendant au moment
de me relever, une voix au-dessus de ma tête. Un des monteurs de l'équipe
était là près de moi. Il m'avait suivi sur ordre de Barbeaux et me
rattrapait à la halte forcée du cimetière. C'était bien dans le style de l'
adjudant, sous-officier de métier, deux précautions valaient mieux qu'une.
Toujours sous les tirs des stukas, une course effrénée me conduit sur la
petite place du village où tout est en flammes. En face dans le dépôt de
matériel, je distingue une forme humaine écrasée par une poutre ; en m'
approchant, je reconnais le corps calciné du sergent fourrier Salinas. Par d
'ultimes bonds, l'école est enfin atteinte. MISSION ACCOMPLIE.
Rue de l'Eglise à Cortil, après bombardement.
Soudain, c'est l'angoisse, la cave est vide. Plus une âme qui vive dans ce
village ; l'école est abandonnée. Tout au bout de la rue le sous-lieutenant
Coelembier est là entrain de gesticuler pour attirer mon attention. Il m'
attire vers une autre cave où le Colonel Vendeur a installé un nouveau PC de
fortune. Coelembier parvient à desserrer les doigts de ma main tétanisée sur
le petit bout de papier. J'ai droit à une tasse de café. Puis c'est le vide.
Je ne souviens plus de rien, pas même du violent tir d'artillerie déclenché,
m'a-t-on dit, juste à temps pour enrayer l'attaque des 60 chars allemands
sur Ernage et le 1er bataillon du Commandant Gracy.
La précision des coordonnées de Barbeaux était remarquable. Les tirs des 75
du 64ème RAA ne l'étaient pas moins. Pendant un temps les chars se sont
arrêtés. Plusieurs sont détruits, d'autres mis hors de combat par les canons
de 25 ; l'Adjudant Pietri se distingue par ses résultats au but.
Toutes les unités du régiment réussissent à s'accrocher au terrain au cours
de l'après-midi, malgré l'attaque sur Ernage et les harcèlements d'
artillerie et d'aviation. A tous les échelons, chacun d'entre-nous, gradé ou
non, est confronté à des situations ou des responsabilités auxquelles on s'
efforce de faire face sans désarroi apparent. Difficile donc de connaître
toutes les actions individuelles vécues ici ou là !
Quant à moi, cette mission achevée, je reprends ma place dans le Régiment et
poursuis le combat.
Mercredi 15 mai 1940
Dès 4h30, Ernage est attaqué à sa lisière Nord par de nouvelles unités de l'
Infanterie allemande amenée par camions.
6h00. Violents tirs d'artillerie et bombardement aérien d'Ernage durant une
demi-heure. L'artillerie française stoppe l'avance allemande par des tirs d'
arrêt.
8h30. Nouvelles attaque accompagnée de chars lourds avec maîtrise absolue de
l'espace aérien agissant sur les défenseurs français ; l'ennemi, cependant,
aura de lourdes pertes, il ne parviendra pas à franchir la voie ferrée
(Bruxelles-Namur).
13h00. Le 3ème Bataillon du Cdt Latham, installé aux Communes (Gentinnes),
se dirige sur Cortil-Noirmont dans le but de dégager Ernage ; il débouche
sur la dénivellation entre St-Géry et Cortil, sous l'attaque d'une
cinquantaine d'avions.
14h00. Tout à coup, surprise : un chasseur anglais fuse à deux reprises sur
l'essaim de bombardiers allemands et en descend deux ; ce sera le seul avion
allié aperçu au cours des affrontements des premiers jours.
17h00. Le flanc gauche du 7ème RTM est gravement menacé et le Colonel
Vendeur est dans l'obligation d'évacuer Cortil-Noirmont, en cause les
incessants bombardements ; il installe son PC 1 km à l'arrière.
Par la suite, après une accalmie, face à une nouvelle poussée allemande, les
combattants reçoivent l'ordre de résister.
23h40. L'ordre de repli général donné à 15h00 par le 4ème Corps d'Armée
parvient au Colonel, seulement vers 23h10. Le régiment doit occuper une
nouvelle position à Tilly, environ 10 km en arrière. Cet ordre de repli n'
atteindra jamais le 2ème Bataillon du Cdt Mangin.
Jeudi 16 mai 1940.
Les Allemands finissent par occuper St-Géry, tandis que se déclenche une
contre-attaque de la 11ème Cie avec des éléments du 1er Bataillon et du 1er
RTM, à l'ouest du village afin de desserrer l'étreinte ennemie.
Les tirailleurs s'élancent sur les blindés baïonnette au canon en poussant
leur cri de guerre. La charge est brutale et splendide. Les chars s'arrêtent
et ouvrent le feu sur cette vague de trois à quatre cents poitrines opposées
aux engins cuirassés. Au centre, les tirailleurs tombent, mais les ailes
poursuivent leur avance, si bien que les chars ennemis, dépassés, doivent se
replier.
Le 16 mai au soir, le décrochage de la Division marocaine est possible.
LA MISSION D'ARRET ET DE RETARDEMENT EST INTEGRALEMENT REMPLIE ! Mais à quel
prix !
Au soir de Cortil-Noirmont, j'ai tout de même à l'esprit ce modèle d'
objection de conscience entendu à la citadelle de Bayonne : la guerre, c'est
deux hommes qui ne se connaissent pas et qui se battent, pendant que deux
autres qui se connaissent et l'on déclenchée, se mettent à l'abri.
Vendredi 17 mai 1940.
Le 7ème RTM a pour mission d'occuper une nouvelle position défensive sur le
canal de Charleroi, au nord de Seneffe. Marche étape de 35 km. Désormais,
jour après jour, l'initiative appartient totalement à l'adversaire.
Le repli de la Division marocaine a eu pour cause principale l'effondrement
du front des Ardennes à Sedan, depuis plusieurs jours. Le 16 mai les
Panzers sont aux portes d'Arras et Abbeville ; ils voient déjà la mer alors
que nous sommes encore dans Cortil-Noirmont, au beau milieu de la Belgique.
http://users.skynet.be/chercha/carayon.htm
Témoignage d'un soldat allemand
ayant participé à la bataille de mai 1940 à Gembloux
http://www.anac-fr.com/2gm/2gm_42.htm
La Belgique - 10 mai 1940 .
Dans la matinée du vendredi 10 mai 1940, l'alerte est donnée : les
frontières belges, hollandaises et luxembourgeoises ont été violées.
Le Régiment du 7ème Tirailleurs Marocains entre de ce fait en Belgique vers
22 heures.
Première étape : Nuit du vendredi 10 au samedi 11 mai, destination La
Bouverie. 30 km sac au dos, l'arme posée horizontalement sur le sac, comme
on aime à le faire dans le régiment de tirailleurs. Tout le long de la
route, c'est un fait avéré, l'accueil de la population est chaleureux. Mieux
que par des camions nous sommes portés par les cris de « Vive le Maroc ! »
Deuxième étape : Nuit du samedi 11 au dimanche 12 mai. Destination Thieu, 30
km ; même allure, même accueil, traversée du faubourg de Mons dans la nuit.
A Thieu, vers midi, l'ordre est donné par les supérieurs de partir par
camion vers 15 heures ; ordre qui sera annulé dans la soirée.
Troisième étape : Journée du dimanche 12 mai. Destination Luttre, 35 km ;
départ très tôt le matin, arrivée à 11 heures à côté de l'église où l'on
célébrait la communion solennelle, tout le régiment reste cantonné à cet
endroit.
La messe sera perturbée par le fracas des bombardements de plus en plus
rapprochés et le prêtre fera de gros efforts pour garder son sang froid !
Les parents des petits communiants belges, touchés par notre présence auprès
de leurs enfants invitent au repas qui va suivre les quelques soldats
français rencontrés dans l'église. Il n'est pas 13 heures, lorsque, contre
toute attente le clairon sonne le rappel au cantonnement où nous apprenons
qu'il faut repartir immédiatement.
Quatrième étape : Nuit du lundi 13 au mardi 14 mai. 35 km direction le Canal
Albert que les Belges et les Hollandais au Nord sont sensés tenir.
Rémy et Georges n'avaient pas dormi depuis longtemps, ils avaient appris
lors des manouvres au Maroc à dormir en marchant. Cette marche au butoir est
une descente aux enfers : tous les 10 ou 15 pas, c'est un nouveau plongeon
dans le trou noir du sommeil profond. - J'ai même vu et entendu - des gars
ronfler en marchant. Les Marocains, eux ne sentent plus ni la fatigue ni le
poids du barda ; ils avancent le plus souvent en ressassant des chants de
marche du pays.
Les rappelés sont à rude épreuve car la plupart d'entre eux n'ont pas l'
endurance requise.
La section muletière a pour mission de récupérer les traînards bien
involontaires. Après les pieds gelés de l'hiver, ils ont maintenant les
pieds meurtris au-delà du supportable. Ceux du Maroc n'ont pas oublié la
cadence folle de marches forcées en plein soleil.
Le régiment a parcouru en trois jours et une nuit 130 km dont 70 dans les
dernières 24 heures. Fiers de marcher à l'avant garde, flattés par les
marques de sympathie de la population, les Marocains, sont sûrs de vaincre
grâce aux chars qui avancent à leurs côtés.
La 15ème Division Mécanisée de Juin circule sur les grands axes routiers
tandis que l'infanterie progresse sur les petits chemins de campagne.
A Pont-à-Celles, les soldats apprennent que les Allemands ont forcé le Canal
Albert et ont dépassé Tirlemont qui a été très fortement bombardée.
Les réfugiés encombrent de plus en plus les routes, mêlés aux premiers
soldats belges en déroute. Double surprise : d'abord la découverte de l'
Armée belge à vélo, puis le fait qu'elle va en sens inverse de notre route,
tournant le dos aux Allemands, un signe de débâcle pas encore imaginable
pour nous. Le Fort d'Eben-Emael tenu par les Hollandais, position clé du
Canal Albert, au Nord, s'est rendu le 11 mai à 11 heures 30. Les Allemands
se sont emparés de deux ponts sur le Canal, ce qui leur permet de contourner
les positions belges entre Anvers et Liège. Dans la nuit du 11 au 12 mai,
les Belges ont reçu l'ordre de se replier sur les défenses de la Dyle,
abandonnant la ligne du Canal Albert. Les Pays-Bas auront résisté 5 jours
avant de capituler ; le Canal Albert a été enfoncé au bout de deux jours
alors que le commandement français escomptait au moins cinq jours de
résistance.
Le régiment cette fois reçoit l'ordre de gagner à toute allure la trouée de
Gembloux et d'y organiser une ligne d'arrêt sur la voie ferrée Bruxelles -
Namur avant l'arrivée des colonnes motorisées ennemies.
Les routes sont de plus en plus encombrées par les colonnes de réfugiés qui
ne cessent de grossir dans un désordre indescriptible mitraillage des Stukas
en piqué et leurs chapelets de bombes ; les soldats belges sont de plus en
plus nombreux dans ce flot descendant .
L'allure de marche forcée durant la nuit a été terrible !
Mardi 14 mai :
A 5 heures du matin le 7ème RTM est parvenu au Nord de Gembloux tandis que
les Allemands sont déjà en face !
A 5 heures 30, les chefs de bataillons poussent une reconnaissance jusque la
voie ferrée. Le régiment a pour mission de tenir sans esprit de recul, la
position d'Ernage, en liaison au Nord avec le 110ème Régiment d'Infanterie
et au Sud avec le 2ème Régiment de Tirailleurs Marocains.
La position de résistance autour du village d'Ernage se rattache par deux
ailes à la vie ferrée Bruxelles-Namur. Ces lignes d'arrêt s'accrochent aux
lisières Est des villages de Cortil et Noirmont. Le Général Mellier, chef de
la division marocaine arrive aux Communes à 9 heures. Le 3ème bataillon du
Commandant Lathan est placé en réserve du corps d'armée au village des
Communes (Gentinnes). La situation est devenue subitement critique : les
résistances belges du Canal Albert, de la Dyle et de Namur se sont
effondrées. Les Allemands bénéficient d'un total effet de surprise et ils en
profiteront.
A Cortil-Noirmont, le P.C. du Colonel Vendeur, comandant le 7ème RTM, a été
fiévreusement installé dans les caves de l'école du village.
Quant à la portée de l'événement, plus tard, des années plus tard, j'aurai
le sentiment d'avoir assisté cette nuit là, du 13 au 14 mai 1940 en
Belgique, au Sud-Brabant, sur la ligne de Gembloux, au grand chambardement
qui va déstabiliser notre pays pour longtemps. J'ai découvert ici pour la
première fois, comme je le ferai plus tard ailleurs, qu'il existe des lieux
mal inspirés, où l'histoire se change en destin.
Depuis le matin, les lignes téléphoniques reliant le P.C. du Colonel et les
bataillons ont pour la plupart été montées. A noter l'anachronisme de ce
moyen de transmission, laborieusement mis en place, et que la première bombe
d'avion pourra hacher en menus morceaux.
L'adjudant Barbeaux, chef des observateurs, réclame une liaison téléphonique
immédiate avec le P.C., ce qui est aussitôt réalisé avec l'aide de trois
hommes ; on me dit que le fonctionnement de cette ligne est d'une extrême
importance.
Mardi 14 mai, 11 heures 30.
A l'instant même où nous glissons dans le trou de l'observatoire, une nuée
de stukas envahit le ciel tel un nuage de sauterelles vertes et grises
venant de l'Est 'assoiffées de nourriture terrestre, de carnage et de sang',
un nuage précédé d'un bruit métallique assourdissant annonciateur de menaces
dont on n'imagine pas encore l'ampleur (les chars allemands).
L'adjudant demande de lui passer le colonel Vendeur et je l'entend dire
'dix, vingt, trente, il y en a au moins cinquante et ils se dirigent vers
Ernage, grouille-toi, il me faut le colonel.
Stupeur ! la magnéto de mon téléphone de campagne tourne dans le vide . un,
deux essais, j'ai compris, ma ligne ne fonctionne pas, elle est déjà coupée
avant même d'avoir servi, qui peut dire si elle était bien montée ? Y a t'il
une coupure ? Comment savoir sous le déluge de bombes qui nous force à
baisser la tête. J'ai dû blêmir de dépit, de rage et d'impuissance. Bon Dieu
! ils sont entre cinquante et soixante, ces chars, dans le défilé d'Ernage.
Le 1er bataillon ne peut pas les voir ; il faut l'artillerie avant qu'ils ne
débouchent sur lui, hurle l 'adjudant Barbeaux tout en écrivant les
renseignements précis et les éléments de tir destinés à l'artillerie. Je
pars le premier, cela va de soi ; sortir du trou est déjà une gageure, un
pari contre l'impossible. Le combat qui s'engage entre les stukas et moi, c'
est enfin mon combat personnel contre Hitler. L'important est de ne pas
réfléchir sur les difficultés de la mission, de se demander si réussir ne
relève pas de l'exploit impossible.
14 mai, 11 heures 35. Les vagues d'avions bombardiers se succèdent et font
tomber une pluie de bombes incendiaires sur la campagne entre Cortil et
Ernage. Seul problème pour moi : garder la main crispée sur un petit bout de
papier à faire parvenir intact, à quelque quinze cents mètres de là à un
colonel qui attend des autres autant qu'il ne donne de lui-même pour diriger
la bataille.
Dès le troisième bond, j'ai l'impression d'être la cible unique de toute l'
aviation allemande, sans que cela ne
En rouge, le trajet parcouru par le Sgt Carayon.
m'impressionne. Le combat s'engage par des bonds successifs. Il faut prendre
la mesure de l'adversaire, sans se laisser dominer. Lui tire sur tout ce qui
bouge, c'est à dire sur peu de chose, car les tirailleurs ont eu le temps de
s'enterrer et de bien se camoufler. Si l'avion amorce son piqué, il faut se
jeter au sol, nez en l'air et non vers la terre, les yeux fixés sur l'
évolution de l'appareil. Du cheptel de bombes, la première est évitée par de
simples roulés boutés vers un repli du terrain, les autres iront se perdre
plus loin. Après le piqué, la ressource forcée de l'avion en reprise d'
altitude augmente son aveuglement : c'est son point faible dont il faut
profiter pour bondir. A chaque bond, chaque piqué, chaque rafale de
mitrailleuse, l'encourageant, c'est d'être toujours là, bien vivant, le
message à l'abri dans le poing fermé. Le pilote s'acharne. Son dernier piqué
est si bas qu'on distingue son visage ; le duel s'humanise, c'est enfin un
combat d'homme à homme. Lui doit penser que pour courir ainsi, à découvert,
sous ce déluge de feu, l'homme en-dessous est soit un hurluberlu, soit un
chargé de mission importante.
Brusquement le combat se complique, ce n'est plus un duel ; deux stukas ont
la fâcheuse idée de combiner leurs assauts. Le jeu devient inégal. Tout a
été vu et revu à l'exercice, sauf se battre contre plusieurs avions à la
fois et sous des tirs réels.
Un instant de flottement m'a conduit à chercher refuge sous une rangée d'
arbres en bordure d'un fossé. L'abri n'est pas idéal, il faut s'en éloigner.
Par un roulé-boulé dans les labourés où se perd la couleur kaki de l'
uniforme, la ligne de crête est atteinte ; ensuite c'est la descente vers le
village. Nouveau choc. Le village est en flamme, c'est un spectacle de
désolation, ruines, maisons écrasées
sous les bombes incendiaires. Au détour du chemin longeant le cimetière, c'
est la chute brutale ; un chapelet de bombes vient d'abattre des pans
entiers de son mur de clôture, et surpris par l'obstacle infranchissable je
vais m'étaler sur la pierre plate d'un petit tombeau, miraculeusement
intacte au milieu des décombres. Soudain, levant les yeux, mon regard
rencontre un petit Christ, là sur sa croix, le visage incliné plein de
tristesse devant la folie des hommes. Un genou encore à terre, je ne puis me
relever sans lui avoir adressé une courte prière, implorant Dieu de nous
aider, de sauver la France.
Soudain j'étais plus assuré, plus fort, je n'étais plus seul et plus jamais
je ne le serai.
Toi, tu as la BARAKA ! J'allais croire à un miracle, en entendant au moment
de me relever, une voix au-dessus de ma tête. Un des monteurs de l'équipe
était là près de moi. Il m'avait suivi sur ordre de Barbeaux et me
rattrapait à la halte forcée du cimetière. C'était bien dans le style de l'
adjudant, sous-officier de métier, deux précautions valaient mieux qu'une.
Toujours sous les tirs des stukas, une course effrénée me conduit sur la
petite place du village où tout est en flammes. En face dans le dépôt de
matériel, je distingue une forme humaine écrasée par une poutre ; en m'
approchant, je reconnais le corps calciné du sergent fourrier Salinas. Par d
'ultimes bonds, l'école est enfin atteinte. MISSION ACCOMPLIE.
Rue de l'Eglise à Cortil, après bombardement.
Soudain, c'est l'angoisse, la cave est vide. Plus une âme qui vive dans ce
village ; l'école est abandonnée. Tout au bout de la rue le sous-lieutenant
Coelembier est là entrain de gesticuler pour attirer mon attention. Il m'
attire vers une autre cave où le Colonel Vendeur a installé un nouveau PC de
fortune. Coelembier parvient à desserrer les doigts de ma main tétanisée sur
le petit bout de papier. J'ai droit à une tasse de café. Puis c'est le vide.
Je ne souviens plus de rien, pas même du violent tir d'artillerie déclenché,
m'a-t-on dit, juste à temps pour enrayer l'attaque des 60 chars allemands
sur Ernage et le 1er bataillon du Commandant Gracy.
La précision des coordonnées de Barbeaux était remarquable. Les tirs des 75
du 64ème RAA ne l'étaient pas moins. Pendant un temps les chars se sont
arrêtés. Plusieurs sont détruits, d'autres mis hors de combat par les canons
de 25 ; l'Adjudant Pietri se distingue par ses résultats au but.
Toutes les unités du régiment réussissent à s'accrocher au terrain au cours
de l'après-midi, malgré l'attaque sur Ernage et les harcèlements d'
artillerie et d'aviation. A tous les échelons, chacun d'entre-nous, gradé ou
non, est confronté à des situations ou des responsabilités auxquelles on s'
efforce de faire face sans désarroi apparent. Difficile donc de connaître
toutes les actions individuelles vécues ici ou là !
Quant à moi, cette mission achevée, je reprends ma place dans le Régiment et
poursuis le combat.
Mercredi 15 mai 1940
Dès 4h30, Ernage est attaqué à sa lisière Nord par de nouvelles unités de l'
Infanterie allemande amenée par camions.
6h00. Violents tirs d'artillerie et bombardement aérien d'Ernage durant une
demi-heure. L'artillerie française stoppe l'avance allemande par des tirs d'
arrêt.
8h30. Nouvelles attaque accompagnée de chars lourds avec maîtrise absolue de
l'espace aérien agissant sur les défenseurs français ; l'ennemi, cependant,
aura de lourdes pertes, il ne parviendra pas à franchir la voie ferrée
(Bruxelles-Namur).
13h00. Le 3ème Bataillon du Cdt Latham, installé aux Communes (Gentinnes),
se dirige sur Cortil-Noirmont dans le but de dégager Ernage ; il débouche
sur la dénivellation entre St-Géry et Cortil, sous l'attaque d'une
cinquantaine d'avions.
14h00. Tout à coup, surprise : un chasseur anglais fuse à deux reprises sur
l'essaim de bombardiers allemands et en descend deux ; ce sera le seul avion
allié aperçu au cours des affrontements des premiers jours.
17h00. Le flanc gauche du 7ème RTM est gravement menacé et le Colonel
Vendeur est dans l'obligation d'évacuer Cortil-Noirmont, en cause les
incessants bombardements ; il installe son PC 1 km à l'arrière.
Par la suite, après une accalmie, face à une nouvelle poussée allemande, les
combattants reçoivent l'ordre de résister.
23h40. L'ordre de repli général donné à 15h00 par le 4ème Corps d'Armée
parvient au Colonel, seulement vers 23h10. Le régiment doit occuper une
nouvelle position à Tilly, environ 10 km en arrière. Cet ordre de repli n'
atteindra jamais le 2ème Bataillon du Cdt Mangin.
Jeudi 16 mai 1940.
Les Allemands finissent par occuper St-Géry, tandis que se déclenche une
contre-attaque de la 11ème Cie avec des éléments du 1er Bataillon et du 1er
RTM, à l'ouest du village afin de desserrer l'étreinte ennemie.
Les tirailleurs s'élancent sur les blindés baïonnette au canon en poussant
leur cri de guerre. La charge est brutale et splendide. Les chars s'arrêtent
et ouvrent le feu sur cette vague de trois à quatre cents poitrines opposées
aux engins cuirassés. Au centre, les tirailleurs tombent, mais les ailes
poursuivent leur avance, si bien que les chars ennemis, dépassés, doivent se
replier.
Le 16 mai au soir, le décrochage de la Division marocaine est possible.
LA MISSION D'ARRET ET DE RETARDEMENT EST INTEGRALEMENT REMPLIE ! Mais à quel
prix !
Au soir de Cortil-Noirmont, j'ai tout de même à l'esprit ce modèle d'
objection de conscience entendu à la citadelle de Bayonne : la guerre, c'est
deux hommes qui ne se connaissent pas et qui se battent, pendant que deux
autres qui se connaissent et l'on déclenchée, se mettent à l'abri.
Vendredi 17 mai 1940.
Le 7ème RTM a pour mission d'occuper une nouvelle position défensive sur le
canal de Charleroi, au nord de Seneffe. Marche étape de 35 km. Désormais,
jour après jour, l'initiative appartient totalement à l'adversaire.
Le repli de la Division marocaine a eu pour cause principale l'effondrement
du front des Ardennes à Sedan, depuis plusieurs jours. Le 16 mai les
Panzers sont aux portes d'Arras et Abbeville ; ils voient déjà la mer alors
que nous sommes encore dans Cortil-Noirmont, au beau milieu de la Belgique.
http://users.skynet.be/chercha/carayon.htm
Témoignage d'un soldat allemand
ayant participé à la bataille de mai 1940 à Gembloux
http://www.anac-fr.com/2gm/2gm_42.htm