Post by GeraldNe pas oublier, par exemple, qu'un piano "de Mozart" actuel est un
piano de plusieurs centaines d'années. On n'a pas a disposition un
piano "de Mozart" neuf comme il l'avait lui, et celui qu'on pourrait
de recréer "à l'identique" ne le serait de toutes façons pas (ou très
difficilement) dans les conditions de stockage/séchage/travail du
bois qui étaient celles de l'époque sans parler des conditions
d'utilisation au niveau température et hygrométrie.
Tiens, j'avais écrit ça ici même il y a exactement trois ans. Comme je suis
feignant, je le copie/colle :
"Délicieuse querelle, mais fausse querelle, bien sûr. On débat de l'effet
plutôt que de la cause. A trop s'attacher au "comment", on en oublie le
"pourquoi".
Musique et musée ont la même étymologie. L'une est l'art des muses, l'autre
est leur temple. Ce musée, dans l'Antiquité lieu vivant de création et
d'échanges, est devenu, au fil des siècles, le cimetière des oeuvres
humaines, la nécropole où le public va se recueillir plus ou moins
pieusement, le temps d'une visite, sur les mânes de ses ancêtres. Le grand
fossoyeur qui veille sur ce charnier s'appelle, c'est normal, un
conservateur. Il est d'ailleurs tout à fait symptomatique que le début d'une
carrière de musicien s'étiole dans un "conservatoire", alors que celle de
l'apprenti peintre s'épanouit dans un atelier.
"Tout dépend, écrivait ici même Lucien Coste avant un esprit de pénétration
qui n'a échappé à personne, de la musique que l'on a écrit pour le piano :
Liszt, le piano chante, c'est Pauline Viardot et tout l'opéra, Chopin le
piano pleure c'est Malibran, c'est Musset, Beethoven le piano déclame, c'est
Talma, Schubert le piano murmure avec la timidité de l'amoureux transi,
Werther peut-être, c'est à dire Goethe." Musique/musée, entre les murs
lézardés du vieux château un peu poussiéreux de la culture, nos pas
résonnent dans cette galerie aux parois ornées de portraits d'ancêtres
glorieux ou oubliés. Liszt, Chopin, Musset, Beethoven, Goethe, voilà notre
héritage, notre patrimoine, étymologiquement les biens que nous ont transmis
nos pères.
Consolez-vous, orphelins de la culture, bébés-éprouvettes, et vous dont les
parents sont morts ab intestat ou dont tout l'héritage se résume à quelques
chansonnettes et au calendrier des postes. S'il n'est pas inutile de
connaître son contexte social, politique, culturel, religieux pour apprécier
une oeuvre, s'il n'est pas inutile non plus de maîtriser quelques notions
techniques pour mieux en appréhender la facture, la structure, ce n'est
nullement indispensable. Vous aussi, vous pourrez apprécier - "goûter",
comme on disait autrefois, c'est à dire sentir par le sens du goût ce qui
est savoureux - un nocturne de Chopin ou une sonate de Beethoven sans rien
connaître de Chophen ou de Beethovin, en ignorant tout des sonurnes et des
noctates.
Je le disais plus haut, la vraie question n'est pas celle du "comment", mais
celle du "pourquoi". C'est beaucoup moins de savoir "comment" il faut
interpréter Bach, sur instruments d'époque ou sur instruments modernes, avec
du vibrato ou sans vibrato, au la 415 ou au la 440, ou au fa 574,32, que de
savoir "pourquoi" il faut interpréter Bach aujourd'hui. La vraie question,
c'est : Bach, Beethoven, Mozart, Goethe, Musset et Schubert ont-ils encore
quelque chose à nous dire, je veux dire quelque chose d'essentiel, et non
pas une vague délectation de la douceur des temps passés, de ces époques où
l'on savait encore écrire de la musique, peindre des tableaux, composer des
poèmes, déclamer des tirades, autre chose que tous ces punks d'aujourd'hui,
tout de même, que ce n'est que du bruit et que ça fait ch***. Et s'il ne
s'agissait que de cette nostalgie, qu'est-ce que notre siècle a donc de si
repoussant, de si inhumain, de si insupportable pour qu'on ait à ce point
besoin de rechercher la beauté, l'humanité et la vérité dans les siècles
passés ?
La vraie question c'est : qu'est-ce que Mozart a à nous dire, aujourd'hui, à
nous, hommes et femmes du XXIe siècle, qui vivons à mille lieues de la cour
d'Autriche, qui pouvons aller de Salzbourg à Londres en quelques heures et
qui n'avons pas la même perception du temps, à nous qui n'avons pas entendu
les bruits que Wolfgang percevait le matin en se levant, le cheval qui
passait dans la rue en tirant sa charrette, Nanerl déjà réveillée qui
chantonnait dans la cuisine, à nous qui n'avons pas senti sous notre palais
les plats qu'on servait à sa table, l'odeur de ces légumes et ces fruits
qu'on ne connaît plus, et qui n'avons pas éprouvé sur notre peau la caresse
de ces étoffes oubliées, percale, batiste, madopolam, mousseline.
Musique/musée qui nous replie frileusement sur un passé définitivement
révolu que nous regrettons sans l'avoir jamais connu autrement que par les
livres, ou musique vivante, musique actuelle, qui nous projette vers
l'avenir, parce qu'elle sait encore nous parler de nous, de nos problèmes et
de nos préoccupations, et qu'elle trouve toujours des résonnances affectives
dans nos esprits ? Musique qu'on doit jouer comme elle se jouait autrefois,
par obligation morale, ou musique qui se jouer comme nous souhaiterions
l'entendre aujourd'hui, avec nos oreilles et nos mentalités d'aujourd'hui ?
Savoir qu'on interprétait tel ornement comme ci plutôt que comme ça, que le
tempo ici ou là devait être plus lent, le diapason un peu plus bas, la basse
détachées plutôt que liée, tout cela n'a finalement guère d'importance. Le
temps passé ne reviendra pas. Ce sont recherches de tâcherons, de rats de
bibliothèques, de sodomiseurs de diptères. L'intérêt historique est
incontestable, mais il s'arrête à l'intérêt historique. Encore une fois, la
question est "pourquoi". Pourquoi cette recherche effrenée et impossible de
l'authenticité et qu'apporte-t-elle à l'oeuvre ? Pourquoi ce besoin
impérieux d'interpréter aujourd'hui comme on pense qu'on le faisait
autrefois ? La réponse est bien entendu tout, sauf esthétique. Elle est
morale, religieuse, politique, économique, elle traduit les frustrations et
les aspirations de la société bien plus que ses orientations musicales.
C'est le goût du bon pain du boulanger d'autrefois, cuit dans un four au
bois, sans levure chimique, c'est le produit du terroir, les oeufs ramassés
le matin au cul des poules, les pommes garanties sans pesticide, le veau
nourri à la mamelle, c'est l'authenticité des poutres apparentes et de la
veillée autour de la cheminée, dis papy, raconte-nous encore la vieille
histoire... C'est la réaction contre une époque qu'on ne maîtrise pas, qui
va plus vite que nous et qui écrase sans pitié ceux qui ne peuvent plus
marcher et qui restent sur le bord du chemin. Curieusement et
paradoxalement, le mouvement baroque, parce qu'il a imposé de nouvelles
sonorités et de nouvelles habitudes d'écoute en rupture avec les vieilles
traditions héritées du romantisme, s'est rendu populaire par son aspect
résolument moderne et branché. Il a prospéré en même temps que les magasins
de produits biologiques, et le label "la 415" garantit l'authenticité et la
pureté de la musique tout comme le label "bio" garantit la qualité d'une
botte de poireaux. Paradoxalement encore, c'est en allant chercher des
plumeaux dans les greniers poussiéreux qu'on a voulu dépoussiérer les
oeuvres. Attention ! Une couche de poussière peut en cacher une autre.
Regardons-nous dans la glace et tâchons de répondre à ces "pourquoi" un peu
polémiques. Nous en apprendrons sans doute peu sur la musique, mais beaucoup
sur nous même et sur notre époque.
- Pourquoi construit-on des opéras un peu partout, même à Pékin, alors que
plus personne n'écrit d'opéras, et que même si l'on en compose encore, ils
ne sont quasiment jamais joués ?
- Pourquoi y a-t-il eu cette terrible cassure dans l'histoire de la musique,
qui fait qu'aujourd'hui la musique classique contemporaine est réservée à
quelques initiés et n'a strictement aucune audience auprès du grand public ?
- Pourquoi existe-t-il des centaines de versions des symphonies de Beethoven
et à peine deux ou trois des symphonies d'Honegger ?
- Pourquoi n'y a-t-il plus de bière dans mon frigo ?
- Pourquoi les gens du forum jazz n'interviennent-ils que très rarement sur
le forum classique, et lycée de Versailles, et pourquoi les gens du forum
hip-hop n'y interviennent jamais ?
- Pourquoi la musique disparaît-elle lentement mais sûrement des programmes
scolaires obligatoires et risque de devenir optionnelle, pratiquée sur la
base du choix personnel ?
- Pourquoi ces querelles passionnées qui dégénèrent parfois en insultes pour
une divergence sur la qualité d'une interprétation ? N'est-ce pas qu'au-delà
d'un simple désaccord esthétique, on touche à des croyances profondes, des
morales, des religions et des convictions politiques ?
- Pourquoi P&MV prend-il le temps de tartiner ces interminables et
indigestes contributions qui emmerdent tout le monde ?
--
Paul & Mick Victor
oui, pourquoi ?"