BéCé
2018-03-07 14:58:19 UTC
Dans son "Voyage autour du monde 1766-1769" Bougainville témoigne de sa
circumnavigation, la première effectuée par un Français.
À Tahiti il embarque à son bord un jeune prince désireux de connaître la
France, Aotourou.
Aotourou restera 11 mois en France et s'y adaptera parfaitement après
avoir été présenté à Louis XV. Il aura beaucoup de succès auprès des
dames françaises friandes d'exotisme.
Mais il ne parvient pas à parler français.
Voilà ce qu’en pense Bougainville, homme d'entreprise et de culture.
C’est un peu long mais cela vaut la peine d'être lu.
Je n’ai épargné ni l’argent ni les soins pour lui rendre son séjour à
Paris agréable et utile. Il y est resté onze mois, pendant lesquels il
n’a témoigné aucun ennui.
L’empressement pour le voir a été vif, curiosité stérile qui n’a servi
presque qu’à donner des idées fausses à ces hommes persifleurs par état,
qui ne sont jamais sortis de la capitale, qui n’approfondissent rien et
qui, livrés à des erreurs de toute espèce, ne voient que d’après leurs
préjugés et décident cependant avec sévérité et sans appel.
Comment, par exemple, me disaient quelques-uns, dans le pays
de cet homme on ne parle ni français, ni anglais, ni espagnol
? Que pouvais-je répondre ? Ce n’était pas toutefois l’étonnement
d’une question pareille qui me rendait muet. J’y étais accoutumé,
puisque je savais qu’à mon arrivée plusieurs de ceux même qui passent
pour instruits soutenaient que je n’avais pas fait le tour du monde,
puisque je n’avais pas été en Chine. D’autres, aristarques (sic)
tranchants, prenaient et répandaient une fort mince idée du pauvre
insulaire, sur ce qu’après un séjour de deux ans avec des
Français il parlait à peine quelques mots de la langue. Ne
voyons-nous pas tous les jours, disaient-ils, des Italiens, des Anglais,
des Allemands, auxquels un séjour d’un an à Paris suffit pour apprendre
le français ?
J’aurais pu répondre peut-être, avec quelque fondement,
qu’indépendamment de l’obstacle physique que l’organe de cet
insulaire apportait à ce qu’il pût se rendre notre langue
familière, obstacle qui sera détaillé plus bas, cet homme avait
au moins trente ans, que jamais sa mémoire n’avait été exercée par
aucune étude, ni son esprit assujetti à aucun travail ; qu’à la vérité,
un Italien, un Anglais, un Allemand pouvaient en un an jargonner
passablement le français ; mais que ces étrangers avaient une grammaire
pareille à la nôtre, des idées morales, physiques, sociales, les mêmes
que les nôtres, et toutes exprimées par des mots dans leur langue
comme elles le sont dans la langue française ; qu’ainsi, ils n’avaient
qu’une traduction à confier à leur mémoire exercée dès l’enfance.
Le Tahitien, au contraire, n’ayant que le petit nombre d’idées relatives
d’une part à la société la plus simple et la plus bornée, de l’autre à
des besoins réduits au plus petit nombre possible, aurait eu à créer,
pour ainsi dire, dans un esprit aussi paresseux que son corps, un monde
d’idées premières, avant que de pouvoir parvenir à leur adapter les mots
de notre langue qui les expriment. Voilà peut-être ce que
j’aurais pu répondre, mais ce détail demandait quelques minutes,
et j’ai presque toujours remarqué qu’accablé de questions comme
je l’étais, quand je me disposais à y satisfaire, les personnes
qui m’en avaient honoré étaient déjà loin de moi. C’est qu’il est fort
commun dans les capitales de trouver des gens qui questionnent non en
curieux qui veulent s’instruire, mais en juges qui s’apprêtent à
prononcer : alors, qu’ils entendent la réponse ou ne l’entendent
point, ils n’en prononcent (intransitif) pas moins."
circumnavigation, la première effectuée par un Français.
À Tahiti il embarque à son bord un jeune prince désireux de connaître la
France, Aotourou.
Aotourou restera 11 mois en France et s'y adaptera parfaitement après
avoir été présenté à Louis XV. Il aura beaucoup de succès auprès des
dames françaises friandes d'exotisme.
Mais il ne parvient pas à parler français.
Voilà ce qu’en pense Bougainville, homme d'entreprise et de culture.
C’est un peu long mais cela vaut la peine d'être lu.
Je n’ai épargné ni l’argent ni les soins pour lui rendre son séjour à
Paris agréable et utile. Il y est resté onze mois, pendant lesquels il
n’a témoigné aucun ennui.
L’empressement pour le voir a été vif, curiosité stérile qui n’a servi
presque qu’à donner des idées fausses à ces hommes persifleurs par état,
qui ne sont jamais sortis de la capitale, qui n’approfondissent rien et
qui, livrés à des erreurs de toute espèce, ne voient que d’après leurs
préjugés et décident cependant avec sévérité et sans appel.
Comment, par exemple, me disaient quelques-uns, dans le pays
de cet homme on ne parle ni français, ni anglais, ni espagnol
? Que pouvais-je répondre ? Ce n’était pas toutefois l’étonnement
d’une question pareille qui me rendait muet. J’y étais accoutumé,
puisque je savais qu’à mon arrivée plusieurs de ceux même qui passent
pour instruits soutenaient que je n’avais pas fait le tour du monde,
puisque je n’avais pas été en Chine. D’autres, aristarques (sic)
tranchants, prenaient et répandaient une fort mince idée du pauvre
insulaire, sur ce qu’après un séjour de deux ans avec des
Français il parlait à peine quelques mots de la langue. Ne
voyons-nous pas tous les jours, disaient-ils, des Italiens, des Anglais,
des Allemands, auxquels un séjour d’un an à Paris suffit pour apprendre
le français ?
J’aurais pu répondre peut-être, avec quelque fondement,
qu’indépendamment de l’obstacle physique que l’organe de cet
insulaire apportait à ce qu’il pût se rendre notre langue
familière, obstacle qui sera détaillé plus bas, cet homme avait
au moins trente ans, que jamais sa mémoire n’avait été exercée par
aucune étude, ni son esprit assujetti à aucun travail ; qu’à la vérité,
un Italien, un Anglais, un Allemand pouvaient en un an jargonner
passablement le français ; mais que ces étrangers avaient une grammaire
pareille à la nôtre, des idées morales, physiques, sociales, les mêmes
que les nôtres, et toutes exprimées par des mots dans leur langue
comme elles le sont dans la langue française ; qu’ainsi, ils n’avaient
qu’une traduction à confier à leur mémoire exercée dès l’enfance.
Le Tahitien, au contraire, n’ayant que le petit nombre d’idées relatives
d’une part à la société la plus simple et la plus bornée, de l’autre à
des besoins réduits au plus petit nombre possible, aurait eu à créer,
pour ainsi dire, dans un esprit aussi paresseux que son corps, un monde
d’idées premières, avant que de pouvoir parvenir à leur adapter les mots
de notre langue qui les expriment. Voilà peut-être ce que
j’aurais pu répondre, mais ce détail demandait quelques minutes,
et j’ai presque toujours remarqué qu’accablé de questions comme
je l’étais, quand je me disposais à y satisfaire, les personnes
qui m’en avaient honoré étaient déjà loin de moi. C’est qu’il est fort
commun dans les capitales de trouver des gens qui questionnent non en
curieux qui veulent s’instruire, mais en juges qui s’apprêtent à
prononcer : alors, qu’ils entendent la réponse ou ne l’entendent
point, ils n’en prononcent (intransitif) pas moins."
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BéCé
www.bernardcordier.com
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