Yoki
2006-02-23 22:05:03 UTC
On pourrait parfois définir l'Histoire comme la machine à perpétuer les
erreurs (ou les informations intentionnellement fausses), qui sont plus des
projectiles politiques que des connaissances scientifiques.
Ainsi en est-il du mot d'ordre « Enrichissez-vous » imputé à l'honorable
François Guizot, le grand ministre de Louis-Philippe(*), extrait d'un
discours prononcé en 1843 et que depuis l'on cite et recite comme la
quintessence du matérialisme le plus bassement cynique censé animé la
philosophie libérale, comme la devise écoeurante d'un système politique qui
aurait substitué le culte de l'argent à tous les autres idéaux, propageant
ainsi (avec aussi des écrivains romantiques comme Balzac, Dumas,...) une
certaine légende caricaturant la période de la Monarchie de Juillet.
Or, qu'en est-il exactement ?
Replacée dans son contexte historique, cette phrase n'a absolument pas la
signification méprisable que ses adversaires n'ont cessé de lui prêté pour
discréditer François Guizot.
Donc le mot « Enrichissez-vous » fut prononcé par Guizot à la tribune de la
Chambre des députés le 1er mars 1843. On discutait une demande de crédits
pour dépenses secrètes. Les premières attaques vinrent de l'opposition
radicale, notamment des députés Ledru-Rollin et Jollez (de la
Haute-Garonne). Puis, Dufaure, du centre gauche, monta à la tribune
adjurant le ministère de procéder enfin à quelques réformes.
l'appât du gain comme seul et unique moteur de l'activité humaine.
L'exhortation de Guizot s'appuie sur une analyse historique dont le schéma
est le suivant : les Français ont conquis des droits politiques, des
libertés et des institutions qui les rendent tous égaux devant la loi ; il
faut désormais donner la priorité à un autre type de progrès, qui doit
consister à élever davantage le niveau de vie du plus grand nombre de
citoyens et à étendre leur participation aux "lumières", autrement dit à
l'instruction et à la culture. Guizot dit en effet : "*Eclairez*-vous,
enrichissez-vous ; améliorez la condition matérielle *et morale* de la
France."
Le raisonnement peut se discuter, se poser la question de sa responsabilité
dans la chute du régime en 1848
(http://chevs.sciences-po.fr/centre/groupes/envoi_siegfried_8.html), mais
toujours est-il que cette expression n'a pas le sens qu'on lui prête
traditionnellement en isolant les deux mots auxquels on le réduit.
Selon Guizot, le plus urgent, au moment où il parle, est non pas de faire
de nouvelles réformes institutionnelles, mais de passer à l'étape sociale,
concrète, de développer la prospérité par la croissance économique et les
connaissances par l'instruction publique. Qu'y a-t-il d'infâme dans la
formulation de ces objectifs ? A vrai dire, ils sont communs à tous les
gouvernements démocratiques contemporains (à part peut-être le gouvernement
belge, obsédé depuis un demi-siècle par la question de la réforme de
l'Etat, qui passe laaaargement au-dessus de la tête des gens pourtant). Le
vrai François Guizot, loin de sa caricature, faisait certes l'éloge de
l'entrepreneur (et non celui du spéculateur), et mettait en évidence le
lien intrinsèque entre activité privée et progrès d'une nation, mais on se
demande encore où ses détracteurs y ont vu un culte du dieu Profit, alors
que Guizot parle explicitement de "condition matérielle et morale"
(l'enrichissement dont il s'agit étant aussi intellectuel et spirituel).
Mais je doute qu'aucune mise au point parvienne jamais à effacer la
persistante accusation d'idolâtrie du profit attéchée à la mémoire
immortelle de François Guizot.
---
(*)
http://www.museeprotestant.org/Pages/Notices.php?noticeid=319&scatid=78&lev=1
http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=372
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Guizot
...
On regrettera que ses oeuvres n'ont toujours pas été rééditées en France,
comme c'est le cas de la plupart des grands auteurs libéraux comme Renan,
Bastiat,... (à l'exception notable de celles de Benjamin Constant ou Alexis
de Tocqueville, désormais des classiques, à juste titre). C'est dommage,
car Guizot ne fut pas seulement un grand homme politique et un théoricien
du droit, c'était aussi un écrivain, un historien et un orateur de premier
ordre.
erreurs (ou les informations intentionnellement fausses), qui sont plus des
projectiles politiques que des connaissances scientifiques.
Ainsi en est-il du mot d'ordre « Enrichissez-vous » imputé à l'honorable
François Guizot, le grand ministre de Louis-Philippe(*), extrait d'un
discours prononcé en 1843 et que depuis l'on cite et recite comme la
quintessence du matérialisme le plus bassement cynique censé animé la
philosophie libérale, comme la devise écoeurante d'un système politique qui
aurait substitué le culte de l'argent à tous les autres idéaux, propageant
ainsi (avec aussi des écrivains romantiques comme Balzac, Dumas,...) une
certaine légende caricaturant la période de la Monarchie de Juillet.
Or, qu'en est-il exactement ?
Replacée dans son contexte historique, cette phrase n'a absolument pas la
signification méprisable que ses adversaires n'ont cessé de lui prêté pour
discréditer François Guizot.
Donc le mot « Enrichissez-vous » fut prononcé par Guizot à la tribune de la
Chambre des députés le 1er mars 1843. On discutait une demande de crédits
pour dépenses secrètes. Les premières attaques vinrent de l'opposition
radicale, notamment des députés Ledru-Rollin et Jollez (de la
Haute-Garonne). Puis, Dufaure, du centre gauche, monta à la tribune
adjurant le ministère de procéder enfin à quelques réformes.
Il y a un autre progrès auquel nous travaillons tous les jours et auquel
aucun gouvernement n'a travaillé plus activement, plus sérieusement que
celui qui est devant vous : c'est l'amélioration morale et matérielle du
sort de toutes les personnes, de toutes les conditions en France. Ne vous
y trompez pas : ni l'intelligence, ni les lumières, ni les richesses, ni
l'état moral et matériel des personnes ne sont encore au niveau de nos
institutions...
Messieurs, il ne faut pas faire d'anachronismes ; ce qu'il y a de plus
dangereux en fait de gouvernement, ce sont les anachronismes. Il y a eu
un temps, temps glorieux parmi nous, où la conquête des droits sociaux et
politiques a été la grande affaire de la nation ; la conquête des droits
sociaux et politiques sur le pouvoir et sur les classes qui les
possédaient seules...
La conquête est accomplie ; passons à d'autres. Vous voulez avancer à
votre tour, vous avez raison ; ne poursuivez donc plus, pour le moment,
la conquête des droits politiques; vous la tenez de vos pères, c'est leur
héritage. A présent, usez de ces droits ; fondez votre gouvernement,
affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez
la condition matérielle et morale de la France ; voilà les vraies
innovations ; voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur du
mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation.
On le constate, il ne s'agit pas, dans l'esprit de Guizot, de recommanderaucun gouvernement n'a travaillé plus activement, plus sérieusement que
celui qui est devant vous : c'est l'amélioration morale et matérielle du
sort de toutes les personnes, de toutes les conditions en France. Ne vous
y trompez pas : ni l'intelligence, ni les lumières, ni les richesses, ni
l'état moral et matériel des personnes ne sont encore au niveau de nos
institutions...
Messieurs, il ne faut pas faire d'anachronismes ; ce qu'il y a de plus
dangereux en fait de gouvernement, ce sont les anachronismes. Il y a eu
un temps, temps glorieux parmi nous, où la conquête des droits sociaux et
politiques a été la grande affaire de la nation ; la conquête des droits
sociaux et politiques sur le pouvoir et sur les classes qui les
possédaient seules...
La conquête est accomplie ; passons à d'autres. Vous voulez avancer à
votre tour, vous avez raison ; ne poursuivez donc plus, pour le moment,
la conquête des droits politiques; vous la tenez de vos pères, c'est leur
héritage. A présent, usez de ces droits ; fondez votre gouvernement,
affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez
la condition matérielle et morale de la France ; voilà les vraies
innovations ; voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur du
mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation.
l'appât du gain comme seul et unique moteur de l'activité humaine.
L'exhortation de Guizot s'appuie sur une analyse historique dont le schéma
est le suivant : les Français ont conquis des droits politiques, des
libertés et des institutions qui les rendent tous égaux devant la loi ; il
faut désormais donner la priorité à un autre type de progrès, qui doit
consister à élever davantage le niveau de vie du plus grand nombre de
citoyens et à étendre leur participation aux "lumières", autrement dit à
l'instruction et à la culture. Guizot dit en effet : "*Eclairez*-vous,
enrichissez-vous ; améliorez la condition matérielle *et morale* de la
France."
Le raisonnement peut se discuter, se poser la question de sa responsabilité
dans la chute du régime en 1848
(http://chevs.sciences-po.fr/centre/groupes/envoi_siegfried_8.html), mais
toujours est-il que cette expression n'a pas le sens qu'on lui prête
traditionnellement en isolant les deux mots auxquels on le réduit.
Selon Guizot, le plus urgent, au moment où il parle, est non pas de faire
de nouvelles réformes institutionnelles, mais de passer à l'étape sociale,
concrète, de développer la prospérité par la croissance économique et les
connaissances par l'instruction publique. Qu'y a-t-il d'infâme dans la
formulation de ces objectifs ? A vrai dire, ils sont communs à tous les
gouvernements démocratiques contemporains (à part peut-être le gouvernement
belge, obsédé depuis un demi-siècle par la question de la réforme de
l'Etat, qui passe laaaargement au-dessus de la tête des gens pourtant). Le
vrai François Guizot, loin de sa caricature, faisait certes l'éloge de
l'entrepreneur (et non celui du spéculateur), et mettait en évidence le
lien intrinsèque entre activité privée et progrès d'une nation, mais on se
demande encore où ses détracteurs y ont vu un culte du dieu Profit, alors
que Guizot parle explicitement de "condition matérielle et morale"
(l'enrichissement dont il s'agit étant aussi intellectuel et spirituel).
Mais je doute qu'aucune mise au point parvienne jamais à effacer la
persistante accusation d'idolâtrie du profit attéchée à la mémoire
immortelle de François Guizot.
---
(*)
http://www.museeprotestant.org/Pages/Notices.php?noticeid=319&scatid=78&lev=1
http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=372
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Guizot
...
On regrettera que ses oeuvres n'ont toujours pas été rééditées en France,
comme c'est le cas de la plupart des grands auteurs libéraux comme Renan,
Bastiat,... (à l'exception notable de celles de Benjamin Constant ou Alexis
de Tocqueville, désormais des classiques, à juste titre). C'est dommage,
car Guizot ne fut pas seulement un grand homme politique et un théoricien
du droit, c'était aussi un écrivain, un historien et un orateur de premier
ordre.