mindelo
2007-11-08 16:36:43 UTC
RÉCIT DE CROISIÈRE (5)
Quatrième épisode : de Catane à Athènes.
Bon, il est temps que je reprenne un ton plus guilleret, car je me
vois de nouveau sombrer dans la météo crasseuse de la Sicile (et pas
que la météo !). Tiens, il flotte maintenant sur la Turquie, ce qui
est assez normal à partir du mois de novembre, mais m'empêche de
terminer mes petits travaux extérieurs. Par contre, vous aurez droit à
un épisode supplémentaire.
N.B. Je précise pour Esim que, sur les 80 jours que j'ai passés en
Turquie depuis juillet dernier, ce sont les deux seuls jours où il a
plu. Et pourtant, je suis dans une région verdoyante où les orangers,
les citronniers, les oliviers, les poivriers sont en rangs serrés. La
montagne, toute proche des vallées fruitières, donne l'eau en
abondance.
Revenons à Catane, quelques mois en arrière.
Ce 4 juin 2007, mon couple d'Autrichiens attendait sur le ponton de la
marina où j'avais annoncé ma venue. Après les premieres effusions, le
récit succinct de nos aventures julesvernoises et le pot de bienvenue,
Emma et Karl s'installèrent dans la cabine avant. J'avais pratiqué un
nettoyage intensif du cabinet de toilette et de la cabine avant, et
j'avais bien fait. Après leur installation, la proue du bateau avait
gagné en luminosité. Le lit, ce n'était pas d'informes duvets
crasseux, comme celui de Luc, c'étaient des draps de couleur
impeccablement repassés ; les affaires étaient parfaitement rangées,
le cabinet de toilette fut renettoyé du sol au plafond et désodorisé.
La cohabitation risquait d'être quelque peu difficile...
Luc avait surmonté ses doutes de Messine et, même s'il me glissa que
ces Autrichiens il ne les trouvait pas sympa, il n'était pas vraiment
sur le départ. En fait, c'est sa participation à la note de gazole (¼)
et le fait que Karl avait indiqué qu'il souhaitait manger au
restaurant chaque soir (alors qu'il comptait bien sur Emma pour faire
les courses et lui faire à bouffer) qui eurent raison de ses
hésitations. Il me dit que je n'avais pas respecté le programme
prévisionnel (j'avais dû notamment, à mon grand regret, sauter
Palerme) ; dans ces conditions, il ne se sentait plus tenu par nos
arrangements et, à mon grand étonnement (car je pensais que ce serait
beaucoup moins simple) et à mon grand soulagement, il débarqua, en
faisant l'économie de ses dettes. J'appris qu'il tenterait ensuite de
s'embarquer sur un bateau suisse ; mais je pense sincèrement que la
Suisse et lui sont profondément antinomiques. Pour tout dire, il avait
prévu un budget inadapté aux 6 semaines de navigation et fort éloigné
des chiffres que je lui avais indiqués par mail, pensant – nous
verrons qu'il ne sera pas le seul à raisonner ainsi – vivre à mes
crochets, en échange de son savoir-faire. Il est vrai que, comme Anna,
il s'était fait piéger par un surcroît de bagage monumental, de
l'ordre de 150 €, ce qui dénote un niveau de préparation assez
approximatif, puisque je leur avais fait parvenir toutes les
informations utiles à leur transfert par avion.
En ce qui me concerne, cette 1ère étape était à la mesure du temps :
j'ai dû rembourser Dieter de la moitié de ce qu'il m'avait donné
(normal), Anna est partie sans payer (et sans même demander à payer),
et Luc n'a réglé qu'une partie de son dû. Si j'ajoute à cela qu'ils
m'ont vidé mes bouteilles d'apéro et mon meilleur vin – qu'ils ont
remplacé par de la piquette sarde –, que le petit stock de nourriture
que j'avais dans le bateau a totalement disparu, que le génois est
déchiré, que j'ai dû aller dans l'un des ports les plus chers
d'Europe..., je me dis de plus en plus que ce n'est pas l'aspect
financier qui justifie le recrutement d'un équipier.
Je pouvais à présent mieux respirer...
Catane, sous la pluie, c'est très moche ; Catane, sous le soleil (il
pointa son nez le surlendemain), c'est très moche. Catane pleure la
misère et ne vit que par son volcan, l'Etna. Les marinas (il y en a 4)
sont situés dans le port de commerce, dont l'activité semble
dérisoire. Les eaux du ports trimbalent tout ce que vous n'avez pas
envie d'y trouver, et y tomber c'est signer son arrêt de mort. Tout
est laissé à l'abandon. Nous sommes enfermés dans un enceinte
carcérale grillagée, dont la sortie donne sur une rue infernale où, à
chaque pas, vous risquez d'être fauché par les voitures qui slaloment
en permanence sous les arches du pont de chemin de fer et klaxonnent
en continu. Deux notes positives : en montant vers le quartier de la
cathédrale, le paysage urbain embellit un peu et la ville devient plus
agréable ; le marché aux fruits et légumes, avec pratiquement tout à 1
€ le kg (même les cerises et les fraises), nous change de nos marchés
approvisionnés par Rungis.
En rédigeant ce paragraphe, je n'ai fait appel qu'à mes souvenirs ;
mais lisez Rod Heikell : « Catane est un grand port industriel, sale
et entouré d'immeubles plutôt laids. Si vous avez le courage
d'affronter la saleté et la crasse... » (Guide de navigation sur
l'Italie – Loisirs nautiques 2003). Que reste-t-il de nos amours ...
pardon, de la côte orientale de la Sicile ? Pour moi, les criques au
nord du cap Taormina et Syracuse. Le reste, connais pas.
Les marinas situées dans le vieux port sont moins agitées – me semble-
t-il – que celles qui se trouvent dans le nouveau port, à l'est. La
marina « Diporto nautico etneo » nous a coûté 110 € pour deux nuits et
un service réduit au minimum minimorum. Quand je compare avec les
marinas turques... L'ormeggiatore ne vous est et ne veut vous être
d'aucun secours lorsque vous arrivez ; il consent à prendre en main
l'une de vos aussières, en se demandant si cette amarre est la corde
qui le pendra, mais c'est là que s'arrête son intense activité.
L'archétype du Sicilien ! Lorsque personne n'accoste, il reste vautré
dans son mobilhome, bâille énormément (je crois bien que je ne l'ai
jamais vu la bouche fermée), salue d'un grognement, qui semble
exprimer un profond ennui, et ne se déride qu'à la vue des billets de
banque.
À Catane, on ne trouve pas grand' chose. Il y a bien deux ships, qui
ressemblent davantage à des magasins de souvenirs qu'à des vendeurs
d'accastillage. Alors, un voilier, vous rêvez ? Je m'entête et finis
par apprendre qu'il y en a un qui vit dans la montagne, à 20 ou 30 km
de la ville, ou ai-je mal compris ? Bon, pour mon génois, c'est
foutu ; il faudra faire sans. La seule chose que je trouve, c'est une
paumière et du fil à voile ; mais, malgré notre bonne volonté, le
boulot dépasse largement nos capacités. Heureusement, j'ai dans mes
soutes un génois lourd, quasiment neuf, datant de l'époque fort
lointaine où mon bateau n'était pas pourvu d'un enrouleur, et ledit
génois à mousquetons s'enfile parfaitement sur l'étai largable.
Évidemment, je n'ai que plus que 45 m2 au lieu des 58 de l'enrouleur.
Pour le pétrole, la pompe du Mediterranea YC n'existant plus, il faut
aller dans le port de pêche. Pas facile de manoeuvrer dans ce petit
bassin, d'autant qu'il y a des raffiots à demi démantibulés un peu
partout, qu'à l'ouest il y a peu de fond, que les pontons en mauvais
bois branlent comme ce n'est pas permis et que la pompe est évidemment
à l'autre bout. 350 litres d'un coup, ça fait un trou dans les
finances locales.
Je ne vous ai pas parlé de mon dernier équipier, que nous appellerons
Bodo. C'est pourtant quelqu'un qui mérite votre intérêt. Il habite pas
loin de chez moi et est venu me voir. Il souhaitait participer à la
croisière, mais pas question d'y participer financièrement, hors la
caisse de bord. D'abord, j'étais réticent ; puis j'ai prononcé, comme
ça, cette phrase idiote : « Après tout, pourquoi pas ? » . Toujours ce
vieux reste d'humanisme...
C'est un homme curieux. Toutes ces phrases commencent par « En
principe, on fait ainsi » ou « En principe, il faut faire comme ça »
et se poursuivent par « Mais moi, je fais autrement ». Ce genre de
raisonnement, appliqué aux manoeuvres, à la soupe, à la mécanique ou à
la chasse aux moustiques, devenait lassant à la longue, d'autant que,
traduit en termes clairs, il signifie : « Il y a d'une part tous les
cons et d'autre part moi. » Et puis, en homme de principes – même si
la flexibilité ne m'est pas tout à fait étrangère –, je n'aime pas
qu'on prenne systématiquement le contrepied d'une vérité établie, d'un
fait avéré ou d'une expérience vécue. Là, je me dis qu'il y aurait
sans doute quelques menus frottements.
Lorsque Bodo, qui ne versait pas grand' chose, se mit à imposer son
point de vue à Emma et à Karl, qui payaient le droit d'être là,
lorsque le même Bodo prit possession de la table à cartes et des
instruments qui l'environnaient – investi, pensait-il, de la mission
de nous mener à bon port –, lorsque Bodo toujours déploya sa science
de la voile, parce qu'il avait possédé – en des temps immémoriaux – un
sloop de 20 ou 22 pieds sur lequel il avait un peu navigué et dont il
croyait pouvoir transférer toutes les manoeuvres à un ketch de 13
tonnes, je me dis derechef que j'avais eu là une fâmeuse idée de lui
proposer de venir.
Bon, relativons : notre ami Bodo manque parfois de discrétion, il est
même un peu envahissant, et son caractère ne s'accorde a priori pas
très bien avec le mien ; mais je n'ai plus, plantée dans le pied, une
épine qui s'appelait Luc, et ma prostate a appris à mieux faire son
boulot. Alors, soyons zen...
Nous quittons Catane le 6 juin par un temps ensoleillé très
provisoire. J'ai l'impression que nous cavalons après ce foutu système
dépressionnaire (ou l'un de ses nombreux frères), qui nous tant
douchés depuis Cefalù. L'Etna, qui culmine tout de même à 3 350 m, est
perdu dans les nuages. Notre but est de rallier Crotone, sur la
semelle de la botte italienne, en 24 heures environ (144 MN). En fait,
nous traînerons un peu, pour pouvoir naviguer de temps en temps à la
voile, car le vent, d'abord de NE comme prévu, passa au NW.
Crotone est une ville plus petite, mais plus agréable et surtout plus
soignée que Catane. On sent que, malgré le peu de moyens financiers,
on s'attache à la mettre en valeur et à lui dessiner un avenir. Elle
ouvre l'immense golfe de Tarente, dont la traversée doit bien faire 70
MN. Seules ses plateformes gazières, qui ne semblent plus en activité,
abîment le panorama.
Nous accostons, dans le Porto vecchio, au Kroton YC (45 €). Pendille,
amarres habituelles. Au moins, il y a des douches et l'environnement,
en cours de réfection, est plutôt agréable. Le restaurant était,
aussi, sympa. Enfin, une étape qui reconcilie avec la croisière. Mais
nous avons très envie de griller Santa Maria di Leuca dans les
Pouilles (le talon de la botte) et de faire un cap direct sur Corfou
(125 MN). Nous sentons qu'il faut quitter cette foutue semelle le plus
tôt possible. Pourtant, le BM de Kerkyra (Corfou) n'est pas vraiment
optimiste : vents variables, pluies et orages. Alternance voile/moteur
ou les deux.
À l'ouvert de l'Adriatique, 15 nds de vent du nord. Enfin un élément
positif ! Vers 4 h 30 le 9 juin, j'aperçois le relief de la Grèce,
Corfou et ses îlots. Il bruine sans discontinuer depuis Crotone. On
appelle ça « un système orageux peu actif ». Ciel gris, couvert, 80%
d'humidité.
Pas question de mettre les pieds dans la marina de Gouvia, à l'est de
l'île. D'abord, ça nous ferait une rallonge de 32 MN ; ensuite, on
doit payer non seulement la marina, mais encore la DEKPA, taxe grecque
sur la navigation de plaisance réservée aux bateaux de plus de 10 m,
et j'ai lu que, vu la désorganisation latente de la Grèce (les
incendies de l'été en sont la preuve flagrante), on peut traverser ce
beau pays sans jamais la payer, à condition d'éviter certaines marinas
à l'ouest et à l'est, nanties de postes de douane particulièrement
actifs.
Lisez à présent ce qui suit : c'est PAR UN SOLEIL RADIEUX, UN CIEL
PRESQUE DÉGAGÉ, UN TEMPS MAGNIFIQUE, que nous entrâmes dans l'anse de
Paleokastrita. Le port, difficile d'y trouver une place, mais l'anse
juste à côté, derrière une superbe barrière rocheuse qu'il faut
prudemment contourner, offre un espace de mouillage agréable sur un
superbe fond de sable. Il vaut mieux, par sécurité, mettre un bout à
terre. Emma et Karl filent avec l'annexe, en déroulant l'aussière de
50 m que je leur ai donnée, mais, comme elle ne flotte pas, elle se
prend autour d'un rocher, et ils pagaient sur place. Je saute à l'eau
pour débloquer l'amarre ; pendant ce temps, le bateau se met en
travers, les 50 m ne suffisent plus ; mes derniers amarrages par la
poupe, je les ai effectués avec mon ancien voilier, beaucoup plus
léger. Avec celui-là, je n'ai pas très bien organisé mon affaire. Je
saurai à l'avenir qu'il vaut mieux embarquer une très longue aussière
dans l'annexe, aller la fixer solidement à terre et revenir vers le
bateau, en la laissant se dérouler. Si besoin est, coup de moteur vers
l'arrière et relâchement de la chaîne.
Il y avait sans doute des tas de choses que notre ami Bodo savait ou
disait savoir ; mais le mouillage était une manoeuvre qui lui
échappait totalement. Je crois que, dans son glorieux passé de
capitaine au court cours, il n'avait fait que des sauts de puce d'un
port à l'autre. Le mouillage, il n'en comprenait ni la logique, ni la
méthode, ni les contraintes, ni les dangers. Alors, ce jour-là,
d'abord voulant aller absolument nous loger dans le petit port
surencombré, puis ne sachant trop à quoi s'employer, il bouda.
Ensuite, il essaya bien de repartir de sa phrase favorite : « En
principe, il faut faire cela, etc. » ; mais j'eus la nette impression
que, sur ce sujet, il manquait singulièrement de références.
Karl n'était pas non plus un « mouilleur ». Comme la plupart des
Allemands, Autrichiens et Suisses, qui louent des charters, il aime à
retrouver l'ambiance – assez pauvrette, de mon point de vue – d'une
marina le soir. Seulement, il voyait que Catane et Crotone nous
avaient déjà coûté 150 €...
Par contre, c'était un bon marin, ce qui fait que, pour me reposer de
mes fatigues de la première étape, je lui laissais souvent – grave
erreur psychologique – skipper le bateau en compagnie de ce bon
Bodo... qui n'était pas si bon, parce qu'il passait beaucoup de temps
à critiquer ce que je faisais. C'est Karl lui-même qui me le dit avant
de partir. Une manière de s'affirmer, quoi ! Il est vrai que Bodo
était plutôt gonflé : si l'endroit où j'accrochais une drisse ne lui
plaisait, il allait la mettre ailleurs, ce qui fait que je passais mon
temps à lorgner le haut du mât pour retrouver mes ficelles (sur
l'Amphitrite, il y a pas loin d'une dizaine de drisses au pied du
grand mât) ; si les réglages de mon lecteur de cartes ne lui
convenaient pas, il re-réglait tout à sa manière ; mon éponge à
vaisselle n'était pas à son goût, il la remplaçait par une brosse du
type de celles que j'utilisais pour nettoyer les cuvettes des W.C.,
etc. etc. Bref, il s'ingéniait à modifier en permanence mon
environnement et – plus grave – fouillait un peu partout, y compris
dans mes affaires personnelles. Je lui fis remarquer que, invité chez
lui, je ne me permettrais pas de mettre le bingzh ; mais ça n'eut pas
l'air de vraiment le chagriner.
Le temps était beau et la croisière agréable. Jusqu'au canal de
Corinthe, nous eûmes chaque jour du vent portant. Palaiokastrita (île
de Corfou), Lákka (île de Paxos), Parga sur le continent, Levkada (île
de Lefkas), la baie de Vlikho (île de Lefkas), Vathi (île d'Ithaca),
Mesòlongion, le pont de Rion, Trizonia, Corinthe, le très cher canal
de Corinthe, l'île de Salamine, Le Pirée. Difficile et trop long de
commenter chacun des sites et mouillages merveilleux qui s'offraient à
nous. Les îles ioniennes et l'isthme de Corinthe, c'est franchement
très beau et, quand on a du vent et du soleil, la croisière ne peut
être que réussie. De plus, nous ne sommes allés dans une marina
payante qu'une seule fois. Il est vrai que les possibilités d'ancrage
dans des sites parfaitement protégés sont innombrables. Il y a même
aussi des marinas, souvent inachevées et ne fonctionnant pas, où on
s'installe sans rien demander à personne : c'est le cas à Mesòlongion,
c'est le cas à Trizonia, c'est le cas aussi dans la marina olympique
du Pirée ; et ce ne sont pas des cas isolés. Les Grecs reçoivent de
l'argent de l'Union européenne pour bâtir une marina, commencent à
construire, puis, quand la part nationale ou régionale n'est pas
versée ou quand le budget a été mal calculé, ils arrêtent tout et
attendent. Ça peut durer des années et des années. Bon, après tout,
c'est leur affaire et, en l'occurrence, ça nous arrange plutôt.
La seule chose que je regrette est d'avoir zappé Delphes ; mais mes
compagnons n'avaient pas la fibre « antiquité » : ils étaient là pour
faire une croisière, se baigner, prendre le soleil, aller au resto,
boire un coup ; pas pour perdre leur temps à aller trottiner dans la
caillasse (c'est grosso modo ainsi que l'affaire me fut présentée).
Une prochaine fois, peut-être.
À Lákka, dans cette petite baie magnifique au nord de l'île de Paxos,
nous vîmes bien qu'il n'y avait pas beaucoup de place pour nous
mettre ; mais renoncer c'était ressortir et reparcourir quelques
milles pour atteindre Gaios, sans trop savoir si le mouillage suivant
serait plus praticable. Alors, je risquai le coup. « T'es fou ! Jamais
on pourra se mettre là ! » Là, c'était un espace de moins 30 m avec,
devant, un voilier mouillé et, derrière, un autre voilier ancré
(disons 15 à 20 m de chaîne) et amarré au quai par la poupe. La
manoeuvre, qui ne souffrait pas l'approximation, consistait à se
décaler légèrement et à mouiller tout près du premier voilier et à
dévider le guindeau de 18-20 mètres. Ce fut impeccable ; mes
équipiers en étaient baba, et aussi reconnaissants, car le trajet en
annexe serait très court. Même Bodo ne tenta pas un « En principe ...
» destiné à relativiser la beauté de la manoeuvre. Je ne fis pas dans
« Mais non, mais non, hypersimple, j'ai fait ça cent fois » ; plutôt
dans « Merci, mes bons, de cette ovation spontanée ; mais, malgré mon
indéfectible coup d'oeil, j'aurais pu me planter. » Modestie,
modestie, quand tu nous tiens.
Tout à coup, nous vîmes apparaître, à l'entrée de la baie, un gros
truc ferrailleux d'une trentaine de mètres, mettons un bac ou un petit
ferry, et ce truc-là ne s'était-il pas mis dans l'idée de balancer son
ancre loin devant, de reculer entre les voiliers pour aller se loger
dans un décrochement du quai. Alors là, chapeau ! Quoique la
manoeuvre, dont j'étais si fier, pût souffrir de la comparaison. En
dehors de tout froissement d'amour propre, il y avait un hénaurme
problème : c'est que ma plate-forme arrière n'était qu'à quelques
mètres de son affreuse chaîne d'ancre rouillassée et que – je le sais,
je le sens – en fin d'après-midi, le vent va souffler plus fort. Mes
équipiers me font valoir que mais non (ils n'avaient pas du tout envie
de s'y recoller et se trouvaient bien où ils étaient). D'ailleurs,
c'est toujours comme ça : la casse c'est pas pour leur pomme ; donc,
si on les emmène pas au milieu d'un cyclone, les équipiers se sentent
toujours bien là où ils sont.
C'est là que le skipper doit avoir quelque chose en plus. On peut
appeler ça un sixième sens, de l'intuition, du flair ; enfin, l'idée
qu'il faut se tirer de là immédiatement, sans discuter, ce que je fais
à toute vapeur. Je vise une place possible entre un petit môle et un
bateau italien, et remouille. L'Italien n'est pas vraiment enchanté de
me voir là, mais je trouve la marge de sécurité suffisante entre lui
et nous. Devinez maintenant qui pointe le bout de son étrave juste au
moment où j'arrête le moteur : le sistership de l'autre, un autre
machin impressionnant qui se met à reculer en zigzaguant, balance sa
méga-ancre, passe à 3 cm des fesses de notre Italien trépignant et va
se mettre juste à côté de l'autre. Il est passé pile sur l'espace que
nous occupions. J'aurais effectivement dû voir que cette partie du
quai était réservée aux bateaux-navettes entre l'île et le continent.
Encore aurait-il fallu être à même d'en apprécier la longueur, car le
bout du quai est très étroit.
Dans l'isthme de Corinthe, juste après le magnifique pont de Rion
(construit par une société française pour résister à des vents de 250
km/h, à l'impact d'un pétrolier de 180 000 t contre l'une des piles et
à un tremblement de terre supérieur à force 7 – euh, peut-être pas les
trois à la fois !),
http://www.gefyra.gr/French/framesetbig.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Pont_Rion-Antirion
il y avait pas mal de vent, 25/30 nds (normal, l'endroit est plus
étroit), mais toute la toile était en place et nous filions vers
Trizonia à près de 8 nds. Une fois l'îlot tourné, les voiles furent
affalées, d'abord le génois, puis la GV. Bodo alla à la drisse en
maugréant, soutenant que la GV ne viendrait pas, alors que nous étions
à environ 30° d'un vent apparent de 15/20 nds. Impossible de faire
mieux, sauf à surfer les caillasses. Pas vrai, j'y allai avec lui et
elle est descendue comme une bonne fille. C'est là que j'aperçus une
petite déchirure le long de la bôme, déchirure que je reliai aussitôt
à un standow trouvée sur le pont quelques jours avant. Bodo faisait ce
que je ne faisais jamais (les lazzys et le taud suffisaient à mon
bonheur) ; il mettait un standow pour tenir la voile. Celui qui a
hissé n'a probablement pas vu que le crochet du tendeur était pris
dans la voile et il a hissé, provoquant une petite déchirure au bas de
la GV. Pas bien grave : on prendrait une ris permanent. Mais je me dis
qu'à ce rythme-là j'allais être obligé de coudre mes chemises ensemble
pour terminer la croisière.
Trizonia est un joli petit coin bien protégé, malgré sa marina
inachevée. Le village est sympathique, la cadre enchanteur et les
restaurants du bord de l'eau sont très agréables, bien qu'on y mange
pas mieux qu'ailleurs : la sempiternelle salade grecque, mal
assaisonnée, et des brochettes archi-cuites. Il est vrai que les
Anglais ont longtemps sévi en Grèce, qu'il y sont encore nombreux, et
qu'ils ont littéralement assassiné la cuisine grecque avec leurs goûts
et leurs habitudes culinaires. À Athènes, on a fait d'une magnifique
escalope qui ne demandait qu'à fondre dans la bouche un plat informe,
ensaucé à l'anglaise, au goût indéterminé.
Sous génois et artimon, le bateau marchait bien et était parfaitement
stable. Karl barrait le plus souvent ou laissait faire le pilote. Bodo
s'abstenait, il préférait discourir et théoriser ; Emma participait
volontiers à la manoeuvre, mais n'aimait pas être à la barre ; quant à
moi, je relisais « Guerre et paix » – histoire de savoir quelle serait
la meilleure attitude à adopter dans les circonstances où j'étais
placé – et me trouvais au fond très bien dans ma cabine, d'où je
m'extrayais lorsque ma présence était requise ou devenait nécessaire.
Je savais que Karl était tout à fait fiable et qu'il appréciait que je
lui laisse régler le bateau à sa convenance. De toute façon, avec lui,
les choses étaient faciles : s'il savait, il faisait ; s'il avait un
doute, il demandait. De tous les équipiers (les anciens et les
nouveaux), le seul à innover en permanence, modifiant tout ce que je
considérais comme impeccablement réglé, était notre ami Bodo.
Bon, ce n'est pas risible, vraiment pas, mais vous allez quand même
rire. Ma femme, qui était en contact avec la femme de Bodo, me dit
qu'il avait été très malade et s'était retrouvé à l'hôpital en coma
dépassé. Aucun médecin n'aurait parié un kopek sur son avenir. Un
miracle lui a permis de survivre.
Là, je comprenais. À l'image de notre Chevènement national, il avait
eu l'audace et la curiosité d'aller jeter un coup d'oeil de l'autre
côté du miroir, et, bien entendu, il n'en était pas revenu indemne.
Ses dérèglements, on ne pouvait les imputer qu'à cette petite escapade
vers un autre monde. Ça doit quand même laisser des traces... Je
compris aussitôt le fonctionnement de Bodo. Sa ritournelle, je la
prenais au début pour un tic de langage. À présent, c'est on ne peut
plus clair : « En principe, on fait cela » (c'est à dire le commun des
mortels, bêtement, sans réfléchir, a l'habitude de faire cela) ; «
Mais, moi je fais autrement. » (entendez : moi qui ai vu d'autres
horizons, en suis revenu et ai acquis une expérience que vous n'aurez
jamais, moi je sais qu'on doit faire différemment). Alors là il ne
reste qu'à s'incliner, car la plupart des gens qu'on dit morts sont
vraiment morts ! Lui considérait que l'original c'était moi : j'étais
trop maniaque ; j'avais trop de – à son goût – mauvaises habitudes
qu'il se chargeait d'extirper ; un peu de fantaisie, que diable !
C'est tout de même insensé !!! Il y en a combien comme ça dans les
bourses aux équipiers ? Après m'être spécialisé dans la catégorie des
dégueulasses, me voilà à présent à la tête d'un bateau hôpital
transportant de grands malades ou de grands revenants (il est vrai que
mon petit séjour à l'hôpital Santa Trinitissima de Cagliari me rend
tout à fait apte à cette fonction). Rétrospectivement, je frémis à la
pensée de m'être retrouvé avec Luc et Bodo dans la dernière étape. Je
suis convaincu qu'ils se seraient entendus comme larrons en foire,
malgré la barrière du langage. J'eus une pensée émue pour les skippers
qui ne peuvent ou ne veulent se passer d'équipiers ou pour ceux qui,
avant la traversée de l'océan, ont le malheur de recruter un Luc ou un
Bodo. Est-on bien sûr que tous les équipiers embarqués aux Canaries
ont atteint les Caraïbes ?
J'aurais pu aussi vous raconter ses essais, après une brillante
démonstration théorique, de faire reculer l'Amphitrite, à l'abri des
digues qui marquent l'entrée du canal de Corinthe. Il nous a bouffé un
tas de litres de gazole à accomplir des allers et retours qui devaient
nécessairement confirmer ce qu'il pensait, à savoir que, si l'on fait
comme ça, comme ça et comme ça, l'Amphitrite reculerait tout droit ;
inéluctablement, le bateau bifurquait sur bâbord (pas d'élice oblige).
Là où je ne riais plus et me suis même fâché tout rouge, c'est qu'il
reculait à fond vers le môle et passait l'inverseur tout neuf en
marche avant au dernier moment. Il fallait sans doute, là aussi,
modifier les habitudes sclérosantes d'un imbécile qui traitait son
moteur et son inverseur avec un peu de ménagement. Imprévisible Bodo !
Vous l'avez compris : il commençait, lentement mais sûrement, à me
taper sur le système.
Pourtant, j'étais assez tranquille, car je m'aperçus qu'il freinait
l'ardeur de Karl et d'Emma à acheter de quoi manger, ce qui fait que
vers la fin les portions perdirent en volume et en consistance. Comme
on mangeait au resto le soir, cela ne me gênait aucunement. Les mêmes
causes produisant les mêmes effets, je me dis que Bodo débarquerait à
Athènes à peu près dans les mêmes conditions que Luc quitta le bateau
à Catane.
À Corinthe, la marina ne me disait rien qui vaille ; c'est un peu le
foutoir et, pour nous mettre sur le môle, je craignais le pire ;
d'ailleurs, le plan du guide était simpliste et ancien. J'optai donc
pour le port de commerce, où un ketch néo-zélandais avait déjà élu
domicile – et ça, c'est une référence. Manoeuvre facile : on se met
juste derrière lui. Deux mots au Néo-Zélandais, qui nous dit que la
police et la capitainerie l'avaient laissé tranquille et que les
cargos accostaient au nord du port, en agitant un peu l'eau du port,
mais que c'était supportable. Évidemment, il ne faut pas avoir besoin
d'eau. J'ai grand bien fait, car, me baladant dans la marina, je
rencontrai des Français sur un Bavaria 42, je crois (où est le
patriotisme d'antan ?), qui me dirent avoir énormément galéré pour
s'approcher du môle et s'y amarrer. Avec le vent qui soufflait, ils
ont plusieurs fois failli cabosser leur bateau, pourtant donné pour
maniable.
Quant au canal du même nom, le plus cher du monde (pour un 13 m = 182
€, soit, pour une longueur de 3,4 MN, environ 53,50 €/MN), une fois
digérée la dépense, ça vaut le coup et c'est grandiose. Et dire que ce
sont des Français (encore eux !) qui ont démarré les travaux.
Malheureusement, ni à Panama, ni à Suez, ni à Corinthe, ni au pont de
Rion, on ne nous fait une petite ristourne reconnaissante.
http://www.corinthcanal.com/en_index.php
http://www.la-grece.com/dotclear/index.php?2006/11/12/118-le-canal-de-corinthe
D'abord, on vous fait attendre (souvenez-vous, c'est là que Bodo a
martyrisé mon inverseur) que le cargo annoncé se pointe, car lui paie
beaucoup plus cher et, de plus, il doit prendre un pilote. Ensuite,
nous entrons et nous plaçons à la queue leuleu, nous calant sur la
vitesse du cargo, généralement autour de 4 nds. Au-dessus de vous
s'agitent des personnages minuscules à partir des différent ponts qui
emjambent le canal. La caisse est à l'est, à Isthmia. Un papier à
remplir, une CB et le tour est joué. Attention toutefois au quai qui
est assez haut pour un bateau de plaisance !
Le Pirée, c'est pas le pied. C'est bourré de marinas dont l'accès est
extrêmement problématique, vu que les Athéniens les occupent toute
l'année de manière passablement anarchique. Commençant par Zea et
Mounikhias, nous fûmes virés de 4 ou 5 marinas, parce qu'il faut
réserver au moins 48 heures avant de pointer le bout de son étrave et,
de toute façon, dans certaines d'entre elles, il n'y a jamais de place
ou il n'y a de la place que pour des superyachts de croisière. Le
guide de ce cher Rod Heikell, datant de 2002, n'est plus du tout à
jour, même en y intégrant les mises à jours sur Internet, la carte
électronique et la carte papier en ma possession pas davantage. En
réalité, la situation a évolué considérablement en 2004, année des
Jeux olympiques, où il a fallu construire une marina dédiée à
l'événement tant attendu. En même temps ou dans la foulée, on a
restructuré totalement la baie de Faliron pratiquement jusqu'à
Kalamaki et créé des zones de parcage des bateaux plus que de
véritables marinas. Et on ne peut pas dire que vous y êtes accueillis
avec le sourire...
Pas grave ; je dois juste déposer mes équipiers. Petit problème : leur
avion ne part que le lendemain. Alors, à force d'acharnement, nous
finissons par trouver un bout de ponton dans la marina olympique. Je
ne suis pas bien rassuré, me disant qu'un cerbère allait se pointer et
nous virer. Eh bien non. En parcourant les pontons, je finis par
trouver un aimable Grec qui m'envoie voir Mikos. Ledit Mikos occupe
habituellement ce bout de ponton, mais il est à gratter la coque de
son bateau et il me dit que nous pouvons rester là deux jours, le
temps qu'il en termine. Le nec plus ultra : la marina olympique (ou
marina de Tsisifion) est proche d'une station de tramway (le tramway a
été construit en vue des Jeux) et, au bout de la ligne, il y a le
coeur d'Athènes, dont nous profiterons largement.
Le prochain épisode vous mènera, à travers les Cyclades, vers Kos, île
du Dodécanèse ; il vous contera également la fin des aventures de Bodo
le Juste et vous dira pourquoi la marina olympique d'Athènes est
pratiquement à l'abandon. Mais pleuvra-t-il encore sur la Turquie ? On
nous annonce juste une petite tempête pour le week-end.
Cinquième épisode : d'Athènes à Kos (à suivre).
Quatrième épisode : de Catane à Athènes.
Bon, il est temps que je reprenne un ton plus guilleret, car je me
vois de nouveau sombrer dans la météo crasseuse de la Sicile (et pas
que la météo !). Tiens, il flotte maintenant sur la Turquie, ce qui
est assez normal à partir du mois de novembre, mais m'empêche de
terminer mes petits travaux extérieurs. Par contre, vous aurez droit à
un épisode supplémentaire.
N.B. Je précise pour Esim que, sur les 80 jours que j'ai passés en
Turquie depuis juillet dernier, ce sont les deux seuls jours où il a
plu. Et pourtant, je suis dans une région verdoyante où les orangers,
les citronniers, les oliviers, les poivriers sont en rangs serrés. La
montagne, toute proche des vallées fruitières, donne l'eau en
abondance.
Revenons à Catane, quelques mois en arrière.
Ce 4 juin 2007, mon couple d'Autrichiens attendait sur le ponton de la
marina où j'avais annoncé ma venue. Après les premieres effusions, le
récit succinct de nos aventures julesvernoises et le pot de bienvenue,
Emma et Karl s'installèrent dans la cabine avant. J'avais pratiqué un
nettoyage intensif du cabinet de toilette et de la cabine avant, et
j'avais bien fait. Après leur installation, la proue du bateau avait
gagné en luminosité. Le lit, ce n'était pas d'informes duvets
crasseux, comme celui de Luc, c'étaient des draps de couleur
impeccablement repassés ; les affaires étaient parfaitement rangées,
le cabinet de toilette fut renettoyé du sol au plafond et désodorisé.
La cohabitation risquait d'être quelque peu difficile...
Luc avait surmonté ses doutes de Messine et, même s'il me glissa que
ces Autrichiens il ne les trouvait pas sympa, il n'était pas vraiment
sur le départ. En fait, c'est sa participation à la note de gazole (¼)
et le fait que Karl avait indiqué qu'il souhaitait manger au
restaurant chaque soir (alors qu'il comptait bien sur Emma pour faire
les courses et lui faire à bouffer) qui eurent raison de ses
hésitations. Il me dit que je n'avais pas respecté le programme
prévisionnel (j'avais dû notamment, à mon grand regret, sauter
Palerme) ; dans ces conditions, il ne se sentait plus tenu par nos
arrangements et, à mon grand étonnement (car je pensais que ce serait
beaucoup moins simple) et à mon grand soulagement, il débarqua, en
faisant l'économie de ses dettes. J'appris qu'il tenterait ensuite de
s'embarquer sur un bateau suisse ; mais je pense sincèrement que la
Suisse et lui sont profondément antinomiques. Pour tout dire, il avait
prévu un budget inadapté aux 6 semaines de navigation et fort éloigné
des chiffres que je lui avais indiqués par mail, pensant – nous
verrons qu'il ne sera pas le seul à raisonner ainsi – vivre à mes
crochets, en échange de son savoir-faire. Il est vrai que, comme Anna,
il s'était fait piéger par un surcroît de bagage monumental, de
l'ordre de 150 €, ce qui dénote un niveau de préparation assez
approximatif, puisque je leur avais fait parvenir toutes les
informations utiles à leur transfert par avion.
En ce qui me concerne, cette 1ère étape était à la mesure du temps :
j'ai dû rembourser Dieter de la moitié de ce qu'il m'avait donné
(normal), Anna est partie sans payer (et sans même demander à payer),
et Luc n'a réglé qu'une partie de son dû. Si j'ajoute à cela qu'ils
m'ont vidé mes bouteilles d'apéro et mon meilleur vin – qu'ils ont
remplacé par de la piquette sarde –, que le petit stock de nourriture
que j'avais dans le bateau a totalement disparu, que le génois est
déchiré, que j'ai dû aller dans l'un des ports les plus chers
d'Europe..., je me dis de plus en plus que ce n'est pas l'aspect
financier qui justifie le recrutement d'un équipier.
Je pouvais à présent mieux respirer...
Catane, sous la pluie, c'est très moche ; Catane, sous le soleil (il
pointa son nez le surlendemain), c'est très moche. Catane pleure la
misère et ne vit que par son volcan, l'Etna. Les marinas (il y en a 4)
sont situés dans le port de commerce, dont l'activité semble
dérisoire. Les eaux du ports trimbalent tout ce que vous n'avez pas
envie d'y trouver, et y tomber c'est signer son arrêt de mort. Tout
est laissé à l'abandon. Nous sommes enfermés dans un enceinte
carcérale grillagée, dont la sortie donne sur une rue infernale où, à
chaque pas, vous risquez d'être fauché par les voitures qui slaloment
en permanence sous les arches du pont de chemin de fer et klaxonnent
en continu. Deux notes positives : en montant vers le quartier de la
cathédrale, le paysage urbain embellit un peu et la ville devient plus
agréable ; le marché aux fruits et légumes, avec pratiquement tout à 1
€ le kg (même les cerises et les fraises), nous change de nos marchés
approvisionnés par Rungis.
En rédigeant ce paragraphe, je n'ai fait appel qu'à mes souvenirs ;
mais lisez Rod Heikell : « Catane est un grand port industriel, sale
et entouré d'immeubles plutôt laids. Si vous avez le courage
d'affronter la saleté et la crasse... » (Guide de navigation sur
l'Italie – Loisirs nautiques 2003). Que reste-t-il de nos amours ...
pardon, de la côte orientale de la Sicile ? Pour moi, les criques au
nord du cap Taormina et Syracuse. Le reste, connais pas.
Les marinas situées dans le vieux port sont moins agitées – me semble-
t-il – que celles qui se trouvent dans le nouveau port, à l'est. La
marina « Diporto nautico etneo » nous a coûté 110 € pour deux nuits et
un service réduit au minimum minimorum. Quand je compare avec les
marinas turques... L'ormeggiatore ne vous est et ne veut vous être
d'aucun secours lorsque vous arrivez ; il consent à prendre en main
l'une de vos aussières, en se demandant si cette amarre est la corde
qui le pendra, mais c'est là que s'arrête son intense activité.
L'archétype du Sicilien ! Lorsque personne n'accoste, il reste vautré
dans son mobilhome, bâille énormément (je crois bien que je ne l'ai
jamais vu la bouche fermée), salue d'un grognement, qui semble
exprimer un profond ennui, et ne se déride qu'à la vue des billets de
banque.
À Catane, on ne trouve pas grand' chose. Il y a bien deux ships, qui
ressemblent davantage à des magasins de souvenirs qu'à des vendeurs
d'accastillage. Alors, un voilier, vous rêvez ? Je m'entête et finis
par apprendre qu'il y en a un qui vit dans la montagne, à 20 ou 30 km
de la ville, ou ai-je mal compris ? Bon, pour mon génois, c'est
foutu ; il faudra faire sans. La seule chose que je trouve, c'est une
paumière et du fil à voile ; mais, malgré notre bonne volonté, le
boulot dépasse largement nos capacités. Heureusement, j'ai dans mes
soutes un génois lourd, quasiment neuf, datant de l'époque fort
lointaine où mon bateau n'était pas pourvu d'un enrouleur, et ledit
génois à mousquetons s'enfile parfaitement sur l'étai largable.
Évidemment, je n'ai que plus que 45 m2 au lieu des 58 de l'enrouleur.
Pour le pétrole, la pompe du Mediterranea YC n'existant plus, il faut
aller dans le port de pêche. Pas facile de manoeuvrer dans ce petit
bassin, d'autant qu'il y a des raffiots à demi démantibulés un peu
partout, qu'à l'ouest il y a peu de fond, que les pontons en mauvais
bois branlent comme ce n'est pas permis et que la pompe est évidemment
à l'autre bout. 350 litres d'un coup, ça fait un trou dans les
finances locales.
Je ne vous ai pas parlé de mon dernier équipier, que nous appellerons
Bodo. C'est pourtant quelqu'un qui mérite votre intérêt. Il habite pas
loin de chez moi et est venu me voir. Il souhaitait participer à la
croisière, mais pas question d'y participer financièrement, hors la
caisse de bord. D'abord, j'étais réticent ; puis j'ai prononcé, comme
ça, cette phrase idiote : « Après tout, pourquoi pas ? » . Toujours ce
vieux reste d'humanisme...
C'est un homme curieux. Toutes ces phrases commencent par « En
principe, on fait ainsi » ou « En principe, il faut faire comme ça »
et se poursuivent par « Mais moi, je fais autrement ». Ce genre de
raisonnement, appliqué aux manoeuvres, à la soupe, à la mécanique ou à
la chasse aux moustiques, devenait lassant à la longue, d'autant que,
traduit en termes clairs, il signifie : « Il y a d'une part tous les
cons et d'autre part moi. » Et puis, en homme de principes – même si
la flexibilité ne m'est pas tout à fait étrangère –, je n'aime pas
qu'on prenne systématiquement le contrepied d'une vérité établie, d'un
fait avéré ou d'une expérience vécue. Là, je me dis qu'il y aurait
sans doute quelques menus frottements.
Lorsque Bodo, qui ne versait pas grand' chose, se mit à imposer son
point de vue à Emma et à Karl, qui payaient le droit d'être là,
lorsque le même Bodo prit possession de la table à cartes et des
instruments qui l'environnaient – investi, pensait-il, de la mission
de nous mener à bon port –, lorsque Bodo toujours déploya sa science
de la voile, parce qu'il avait possédé – en des temps immémoriaux – un
sloop de 20 ou 22 pieds sur lequel il avait un peu navigué et dont il
croyait pouvoir transférer toutes les manoeuvres à un ketch de 13
tonnes, je me dis derechef que j'avais eu là une fâmeuse idée de lui
proposer de venir.
Bon, relativons : notre ami Bodo manque parfois de discrétion, il est
même un peu envahissant, et son caractère ne s'accorde a priori pas
très bien avec le mien ; mais je n'ai plus, plantée dans le pied, une
épine qui s'appelait Luc, et ma prostate a appris à mieux faire son
boulot. Alors, soyons zen...
Nous quittons Catane le 6 juin par un temps ensoleillé très
provisoire. J'ai l'impression que nous cavalons après ce foutu système
dépressionnaire (ou l'un de ses nombreux frères), qui nous tant
douchés depuis Cefalù. L'Etna, qui culmine tout de même à 3 350 m, est
perdu dans les nuages. Notre but est de rallier Crotone, sur la
semelle de la botte italienne, en 24 heures environ (144 MN). En fait,
nous traînerons un peu, pour pouvoir naviguer de temps en temps à la
voile, car le vent, d'abord de NE comme prévu, passa au NW.
Crotone est une ville plus petite, mais plus agréable et surtout plus
soignée que Catane. On sent que, malgré le peu de moyens financiers,
on s'attache à la mettre en valeur et à lui dessiner un avenir. Elle
ouvre l'immense golfe de Tarente, dont la traversée doit bien faire 70
MN. Seules ses plateformes gazières, qui ne semblent plus en activité,
abîment le panorama.
Nous accostons, dans le Porto vecchio, au Kroton YC (45 €). Pendille,
amarres habituelles. Au moins, il y a des douches et l'environnement,
en cours de réfection, est plutôt agréable. Le restaurant était,
aussi, sympa. Enfin, une étape qui reconcilie avec la croisière. Mais
nous avons très envie de griller Santa Maria di Leuca dans les
Pouilles (le talon de la botte) et de faire un cap direct sur Corfou
(125 MN). Nous sentons qu'il faut quitter cette foutue semelle le plus
tôt possible. Pourtant, le BM de Kerkyra (Corfou) n'est pas vraiment
optimiste : vents variables, pluies et orages. Alternance voile/moteur
ou les deux.
À l'ouvert de l'Adriatique, 15 nds de vent du nord. Enfin un élément
positif ! Vers 4 h 30 le 9 juin, j'aperçois le relief de la Grèce,
Corfou et ses îlots. Il bruine sans discontinuer depuis Crotone. On
appelle ça « un système orageux peu actif ». Ciel gris, couvert, 80%
d'humidité.
Pas question de mettre les pieds dans la marina de Gouvia, à l'est de
l'île. D'abord, ça nous ferait une rallonge de 32 MN ; ensuite, on
doit payer non seulement la marina, mais encore la DEKPA, taxe grecque
sur la navigation de plaisance réservée aux bateaux de plus de 10 m,
et j'ai lu que, vu la désorganisation latente de la Grèce (les
incendies de l'été en sont la preuve flagrante), on peut traverser ce
beau pays sans jamais la payer, à condition d'éviter certaines marinas
à l'ouest et à l'est, nanties de postes de douane particulièrement
actifs.
Lisez à présent ce qui suit : c'est PAR UN SOLEIL RADIEUX, UN CIEL
PRESQUE DÉGAGÉ, UN TEMPS MAGNIFIQUE, que nous entrâmes dans l'anse de
Paleokastrita. Le port, difficile d'y trouver une place, mais l'anse
juste à côté, derrière une superbe barrière rocheuse qu'il faut
prudemment contourner, offre un espace de mouillage agréable sur un
superbe fond de sable. Il vaut mieux, par sécurité, mettre un bout à
terre. Emma et Karl filent avec l'annexe, en déroulant l'aussière de
50 m que je leur ai donnée, mais, comme elle ne flotte pas, elle se
prend autour d'un rocher, et ils pagaient sur place. Je saute à l'eau
pour débloquer l'amarre ; pendant ce temps, le bateau se met en
travers, les 50 m ne suffisent plus ; mes derniers amarrages par la
poupe, je les ai effectués avec mon ancien voilier, beaucoup plus
léger. Avec celui-là, je n'ai pas très bien organisé mon affaire. Je
saurai à l'avenir qu'il vaut mieux embarquer une très longue aussière
dans l'annexe, aller la fixer solidement à terre et revenir vers le
bateau, en la laissant se dérouler. Si besoin est, coup de moteur vers
l'arrière et relâchement de la chaîne.
Il y avait sans doute des tas de choses que notre ami Bodo savait ou
disait savoir ; mais le mouillage était une manoeuvre qui lui
échappait totalement. Je crois que, dans son glorieux passé de
capitaine au court cours, il n'avait fait que des sauts de puce d'un
port à l'autre. Le mouillage, il n'en comprenait ni la logique, ni la
méthode, ni les contraintes, ni les dangers. Alors, ce jour-là,
d'abord voulant aller absolument nous loger dans le petit port
surencombré, puis ne sachant trop à quoi s'employer, il bouda.
Ensuite, il essaya bien de repartir de sa phrase favorite : « En
principe, il faut faire cela, etc. » ; mais j'eus la nette impression
que, sur ce sujet, il manquait singulièrement de références.
Karl n'était pas non plus un « mouilleur ». Comme la plupart des
Allemands, Autrichiens et Suisses, qui louent des charters, il aime à
retrouver l'ambiance – assez pauvrette, de mon point de vue – d'une
marina le soir. Seulement, il voyait que Catane et Crotone nous
avaient déjà coûté 150 €...
Par contre, c'était un bon marin, ce qui fait que, pour me reposer de
mes fatigues de la première étape, je lui laissais souvent – grave
erreur psychologique – skipper le bateau en compagnie de ce bon
Bodo... qui n'était pas si bon, parce qu'il passait beaucoup de temps
à critiquer ce que je faisais. C'est Karl lui-même qui me le dit avant
de partir. Une manière de s'affirmer, quoi ! Il est vrai que Bodo
était plutôt gonflé : si l'endroit où j'accrochais une drisse ne lui
plaisait, il allait la mettre ailleurs, ce qui fait que je passais mon
temps à lorgner le haut du mât pour retrouver mes ficelles (sur
l'Amphitrite, il y a pas loin d'une dizaine de drisses au pied du
grand mât) ; si les réglages de mon lecteur de cartes ne lui
convenaient pas, il re-réglait tout à sa manière ; mon éponge à
vaisselle n'était pas à son goût, il la remplaçait par une brosse du
type de celles que j'utilisais pour nettoyer les cuvettes des W.C.,
etc. etc. Bref, il s'ingéniait à modifier en permanence mon
environnement et – plus grave – fouillait un peu partout, y compris
dans mes affaires personnelles. Je lui fis remarquer que, invité chez
lui, je ne me permettrais pas de mettre le bingzh ; mais ça n'eut pas
l'air de vraiment le chagriner.
Le temps était beau et la croisière agréable. Jusqu'au canal de
Corinthe, nous eûmes chaque jour du vent portant. Palaiokastrita (île
de Corfou), Lákka (île de Paxos), Parga sur le continent, Levkada (île
de Lefkas), la baie de Vlikho (île de Lefkas), Vathi (île d'Ithaca),
Mesòlongion, le pont de Rion, Trizonia, Corinthe, le très cher canal
de Corinthe, l'île de Salamine, Le Pirée. Difficile et trop long de
commenter chacun des sites et mouillages merveilleux qui s'offraient à
nous. Les îles ioniennes et l'isthme de Corinthe, c'est franchement
très beau et, quand on a du vent et du soleil, la croisière ne peut
être que réussie. De plus, nous ne sommes allés dans une marina
payante qu'une seule fois. Il est vrai que les possibilités d'ancrage
dans des sites parfaitement protégés sont innombrables. Il y a même
aussi des marinas, souvent inachevées et ne fonctionnant pas, où on
s'installe sans rien demander à personne : c'est le cas à Mesòlongion,
c'est le cas à Trizonia, c'est le cas aussi dans la marina olympique
du Pirée ; et ce ne sont pas des cas isolés. Les Grecs reçoivent de
l'argent de l'Union européenne pour bâtir une marina, commencent à
construire, puis, quand la part nationale ou régionale n'est pas
versée ou quand le budget a été mal calculé, ils arrêtent tout et
attendent. Ça peut durer des années et des années. Bon, après tout,
c'est leur affaire et, en l'occurrence, ça nous arrange plutôt.
La seule chose que je regrette est d'avoir zappé Delphes ; mais mes
compagnons n'avaient pas la fibre « antiquité » : ils étaient là pour
faire une croisière, se baigner, prendre le soleil, aller au resto,
boire un coup ; pas pour perdre leur temps à aller trottiner dans la
caillasse (c'est grosso modo ainsi que l'affaire me fut présentée).
Une prochaine fois, peut-être.
À Lákka, dans cette petite baie magnifique au nord de l'île de Paxos,
nous vîmes bien qu'il n'y avait pas beaucoup de place pour nous
mettre ; mais renoncer c'était ressortir et reparcourir quelques
milles pour atteindre Gaios, sans trop savoir si le mouillage suivant
serait plus praticable. Alors, je risquai le coup. « T'es fou ! Jamais
on pourra se mettre là ! » Là, c'était un espace de moins 30 m avec,
devant, un voilier mouillé et, derrière, un autre voilier ancré
(disons 15 à 20 m de chaîne) et amarré au quai par la poupe. La
manoeuvre, qui ne souffrait pas l'approximation, consistait à se
décaler légèrement et à mouiller tout près du premier voilier et à
dévider le guindeau de 18-20 mètres. Ce fut impeccable ; mes
équipiers en étaient baba, et aussi reconnaissants, car le trajet en
annexe serait très court. Même Bodo ne tenta pas un « En principe ...
» destiné à relativiser la beauté de la manoeuvre. Je ne fis pas dans
« Mais non, mais non, hypersimple, j'ai fait ça cent fois » ; plutôt
dans « Merci, mes bons, de cette ovation spontanée ; mais, malgré mon
indéfectible coup d'oeil, j'aurais pu me planter. » Modestie,
modestie, quand tu nous tiens.
Tout à coup, nous vîmes apparaître, à l'entrée de la baie, un gros
truc ferrailleux d'une trentaine de mètres, mettons un bac ou un petit
ferry, et ce truc-là ne s'était-il pas mis dans l'idée de balancer son
ancre loin devant, de reculer entre les voiliers pour aller se loger
dans un décrochement du quai. Alors là, chapeau ! Quoique la
manoeuvre, dont j'étais si fier, pût souffrir de la comparaison. En
dehors de tout froissement d'amour propre, il y avait un hénaurme
problème : c'est que ma plate-forme arrière n'était qu'à quelques
mètres de son affreuse chaîne d'ancre rouillassée et que – je le sais,
je le sens – en fin d'après-midi, le vent va souffler plus fort. Mes
équipiers me font valoir que mais non (ils n'avaient pas du tout envie
de s'y recoller et se trouvaient bien où ils étaient). D'ailleurs,
c'est toujours comme ça : la casse c'est pas pour leur pomme ; donc,
si on les emmène pas au milieu d'un cyclone, les équipiers se sentent
toujours bien là où ils sont.
C'est là que le skipper doit avoir quelque chose en plus. On peut
appeler ça un sixième sens, de l'intuition, du flair ; enfin, l'idée
qu'il faut se tirer de là immédiatement, sans discuter, ce que je fais
à toute vapeur. Je vise une place possible entre un petit môle et un
bateau italien, et remouille. L'Italien n'est pas vraiment enchanté de
me voir là, mais je trouve la marge de sécurité suffisante entre lui
et nous. Devinez maintenant qui pointe le bout de son étrave juste au
moment où j'arrête le moteur : le sistership de l'autre, un autre
machin impressionnant qui se met à reculer en zigzaguant, balance sa
méga-ancre, passe à 3 cm des fesses de notre Italien trépignant et va
se mettre juste à côté de l'autre. Il est passé pile sur l'espace que
nous occupions. J'aurais effectivement dû voir que cette partie du
quai était réservée aux bateaux-navettes entre l'île et le continent.
Encore aurait-il fallu être à même d'en apprécier la longueur, car le
bout du quai est très étroit.
Dans l'isthme de Corinthe, juste après le magnifique pont de Rion
(construit par une société française pour résister à des vents de 250
km/h, à l'impact d'un pétrolier de 180 000 t contre l'une des piles et
à un tremblement de terre supérieur à force 7 – euh, peut-être pas les
trois à la fois !),
http://www.gefyra.gr/French/framesetbig.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Pont_Rion-Antirion
il y avait pas mal de vent, 25/30 nds (normal, l'endroit est plus
étroit), mais toute la toile était en place et nous filions vers
Trizonia à près de 8 nds. Une fois l'îlot tourné, les voiles furent
affalées, d'abord le génois, puis la GV. Bodo alla à la drisse en
maugréant, soutenant que la GV ne viendrait pas, alors que nous étions
à environ 30° d'un vent apparent de 15/20 nds. Impossible de faire
mieux, sauf à surfer les caillasses. Pas vrai, j'y allai avec lui et
elle est descendue comme une bonne fille. C'est là que j'aperçus une
petite déchirure le long de la bôme, déchirure que je reliai aussitôt
à un standow trouvée sur le pont quelques jours avant. Bodo faisait ce
que je ne faisais jamais (les lazzys et le taud suffisaient à mon
bonheur) ; il mettait un standow pour tenir la voile. Celui qui a
hissé n'a probablement pas vu que le crochet du tendeur était pris
dans la voile et il a hissé, provoquant une petite déchirure au bas de
la GV. Pas bien grave : on prendrait une ris permanent. Mais je me dis
qu'à ce rythme-là j'allais être obligé de coudre mes chemises ensemble
pour terminer la croisière.
Trizonia est un joli petit coin bien protégé, malgré sa marina
inachevée. Le village est sympathique, la cadre enchanteur et les
restaurants du bord de l'eau sont très agréables, bien qu'on y mange
pas mieux qu'ailleurs : la sempiternelle salade grecque, mal
assaisonnée, et des brochettes archi-cuites. Il est vrai que les
Anglais ont longtemps sévi en Grèce, qu'il y sont encore nombreux, et
qu'ils ont littéralement assassiné la cuisine grecque avec leurs goûts
et leurs habitudes culinaires. À Athènes, on a fait d'une magnifique
escalope qui ne demandait qu'à fondre dans la bouche un plat informe,
ensaucé à l'anglaise, au goût indéterminé.
Sous génois et artimon, le bateau marchait bien et était parfaitement
stable. Karl barrait le plus souvent ou laissait faire le pilote. Bodo
s'abstenait, il préférait discourir et théoriser ; Emma participait
volontiers à la manoeuvre, mais n'aimait pas être à la barre ; quant à
moi, je relisais « Guerre et paix » – histoire de savoir quelle serait
la meilleure attitude à adopter dans les circonstances où j'étais
placé – et me trouvais au fond très bien dans ma cabine, d'où je
m'extrayais lorsque ma présence était requise ou devenait nécessaire.
Je savais que Karl était tout à fait fiable et qu'il appréciait que je
lui laisse régler le bateau à sa convenance. De toute façon, avec lui,
les choses étaient faciles : s'il savait, il faisait ; s'il avait un
doute, il demandait. De tous les équipiers (les anciens et les
nouveaux), le seul à innover en permanence, modifiant tout ce que je
considérais comme impeccablement réglé, était notre ami Bodo.
Bon, ce n'est pas risible, vraiment pas, mais vous allez quand même
rire. Ma femme, qui était en contact avec la femme de Bodo, me dit
qu'il avait été très malade et s'était retrouvé à l'hôpital en coma
dépassé. Aucun médecin n'aurait parié un kopek sur son avenir. Un
miracle lui a permis de survivre.
Là, je comprenais. À l'image de notre Chevènement national, il avait
eu l'audace et la curiosité d'aller jeter un coup d'oeil de l'autre
côté du miroir, et, bien entendu, il n'en était pas revenu indemne.
Ses dérèglements, on ne pouvait les imputer qu'à cette petite escapade
vers un autre monde. Ça doit quand même laisser des traces... Je
compris aussitôt le fonctionnement de Bodo. Sa ritournelle, je la
prenais au début pour un tic de langage. À présent, c'est on ne peut
plus clair : « En principe, on fait cela » (c'est à dire le commun des
mortels, bêtement, sans réfléchir, a l'habitude de faire cela) ; «
Mais, moi je fais autrement. » (entendez : moi qui ai vu d'autres
horizons, en suis revenu et ai acquis une expérience que vous n'aurez
jamais, moi je sais qu'on doit faire différemment). Alors là il ne
reste qu'à s'incliner, car la plupart des gens qu'on dit morts sont
vraiment morts ! Lui considérait que l'original c'était moi : j'étais
trop maniaque ; j'avais trop de – à son goût – mauvaises habitudes
qu'il se chargeait d'extirper ; un peu de fantaisie, que diable !
C'est tout de même insensé !!! Il y en a combien comme ça dans les
bourses aux équipiers ? Après m'être spécialisé dans la catégorie des
dégueulasses, me voilà à présent à la tête d'un bateau hôpital
transportant de grands malades ou de grands revenants (il est vrai que
mon petit séjour à l'hôpital Santa Trinitissima de Cagliari me rend
tout à fait apte à cette fonction). Rétrospectivement, je frémis à la
pensée de m'être retrouvé avec Luc et Bodo dans la dernière étape. Je
suis convaincu qu'ils se seraient entendus comme larrons en foire,
malgré la barrière du langage. J'eus une pensée émue pour les skippers
qui ne peuvent ou ne veulent se passer d'équipiers ou pour ceux qui,
avant la traversée de l'océan, ont le malheur de recruter un Luc ou un
Bodo. Est-on bien sûr que tous les équipiers embarqués aux Canaries
ont atteint les Caraïbes ?
J'aurais pu aussi vous raconter ses essais, après une brillante
démonstration théorique, de faire reculer l'Amphitrite, à l'abri des
digues qui marquent l'entrée du canal de Corinthe. Il nous a bouffé un
tas de litres de gazole à accomplir des allers et retours qui devaient
nécessairement confirmer ce qu'il pensait, à savoir que, si l'on fait
comme ça, comme ça et comme ça, l'Amphitrite reculerait tout droit ;
inéluctablement, le bateau bifurquait sur bâbord (pas d'élice oblige).
Là où je ne riais plus et me suis même fâché tout rouge, c'est qu'il
reculait à fond vers le môle et passait l'inverseur tout neuf en
marche avant au dernier moment. Il fallait sans doute, là aussi,
modifier les habitudes sclérosantes d'un imbécile qui traitait son
moteur et son inverseur avec un peu de ménagement. Imprévisible Bodo !
Vous l'avez compris : il commençait, lentement mais sûrement, à me
taper sur le système.
Pourtant, j'étais assez tranquille, car je m'aperçus qu'il freinait
l'ardeur de Karl et d'Emma à acheter de quoi manger, ce qui fait que
vers la fin les portions perdirent en volume et en consistance. Comme
on mangeait au resto le soir, cela ne me gênait aucunement. Les mêmes
causes produisant les mêmes effets, je me dis que Bodo débarquerait à
Athènes à peu près dans les mêmes conditions que Luc quitta le bateau
à Catane.
À Corinthe, la marina ne me disait rien qui vaille ; c'est un peu le
foutoir et, pour nous mettre sur le môle, je craignais le pire ;
d'ailleurs, le plan du guide était simpliste et ancien. J'optai donc
pour le port de commerce, où un ketch néo-zélandais avait déjà élu
domicile – et ça, c'est une référence. Manoeuvre facile : on se met
juste derrière lui. Deux mots au Néo-Zélandais, qui nous dit que la
police et la capitainerie l'avaient laissé tranquille et que les
cargos accostaient au nord du port, en agitant un peu l'eau du port,
mais que c'était supportable. Évidemment, il ne faut pas avoir besoin
d'eau. J'ai grand bien fait, car, me baladant dans la marina, je
rencontrai des Français sur un Bavaria 42, je crois (où est le
patriotisme d'antan ?), qui me dirent avoir énormément galéré pour
s'approcher du môle et s'y amarrer. Avec le vent qui soufflait, ils
ont plusieurs fois failli cabosser leur bateau, pourtant donné pour
maniable.
Quant au canal du même nom, le plus cher du monde (pour un 13 m = 182
€, soit, pour une longueur de 3,4 MN, environ 53,50 €/MN), une fois
digérée la dépense, ça vaut le coup et c'est grandiose. Et dire que ce
sont des Français (encore eux !) qui ont démarré les travaux.
Malheureusement, ni à Panama, ni à Suez, ni à Corinthe, ni au pont de
Rion, on ne nous fait une petite ristourne reconnaissante.
http://www.corinthcanal.com/en_index.php
http://www.la-grece.com/dotclear/index.php?2006/11/12/118-le-canal-de-corinthe
D'abord, on vous fait attendre (souvenez-vous, c'est là que Bodo a
martyrisé mon inverseur) que le cargo annoncé se pointe, car lui paie
beaucoup plus cher et, de plus, il doit prendre un pilote. Ensuite,
nous entrons et nous plaçons à la queue leuleu, nous calant sur la
vitesse du cargo, généralement autour de 4 nds. Au-dessus de vous
s'agitent des personnages minuscules à partir des différent ponts qui
emjambent le canal. La caisse est à l'est, à Isthmia. Un papier à
remplir, une CB et le tour est joué. Attention toutefois au quai qui
est assez haut pour un bateau de plaisance !
Le Pirée, c'est pas le pied. C'est bourré de marinas dont l'accès est
extrêmement problématique, vu que les Athéniens les occupent toute
l'année de manière passablement anarchique. Commençant par Zea et
Mounikhias, nous fûmes virés de 4 ou 5 marinas, parce qu'il faut
réserver au moins 48 heures avant de pointer le bout de son étrave et,
de toute façon, dans certaines d'entre elles, il n'y a jamais de place
ou il n'y a de la place que pour des superyachts de croisière. Le
guide de ce cher Rod Heikell, datant de 2002, n'est plus du tout à
jour, même en y intégrant les mises à jours sur Internet, la carte
électronique et la carte papier en ma possession pas davantage. En
réalité, la situation a évolué considérablement en 2004, année des
Jeux olympiques, où il a fallu construire une marina dédiée à
l'événement tant attendu. En même temps ou dans la foulée, on a
restructuré totalement la baie de Faliron pratiquement jusqu'à
Kalamaki et créé des zones de parcage des bateaux plus que de
véritables marinas. Et on ne peut pas dire que vous y êtes accueillis
avec le sourire...
Pas grave ; je dois juste déposer mes équipiers. Petit problème : leur
avion ne part que le lendemain. Alors, à force d'acharnement, nous
finissons par trouver un bout de ponton dans la marina olympique. Je
ne suis pas bien rassuré, me disant qu'un cerbère allait se pointer et
nous virer. Eh bien non. En parcourant les pontons, je finis par
trouver un aimable Grec qui m'envoie voir Mikos. Ledit Mikos occupe
habituellement ce bout de ponton, mais il est à gratter la coque de
son bateau et il me dit que nous pouvons rester là deux jours, le
temps qu'il en termine. Le nec plus ultra : la marina olympique (ou
marina de Tsisifion) est proche d'une station de tramway (le tramway a
été construit en vue des Jeux) et, au bout de la ligne, il y a le
coeur d'Athènes, dont nous profiterons largement.
Le prochain épisode vous mènera, à travers les Cyclades, vers Kos, île
du Dodécanèse ; il vous contera également la fin des aventures de Bodo
le Juste et vous dira pourquoi la marina olympique d'Athènes est
pratiquement à l'abandon. Mais pleuvra-t-il encore sur la Turquie ? On
nous annonce juste une petite tempête pour le week-end.
Cinquième épisode : d'Athènes à Kos (à suivre).